Un homme un seul
« Les ramiers sur un bois,
Les perdrix, la luzerne,
L’allée des arbres sur la route,
La charrette immobile,
L’horizon, tout cela
Comme au creux de la main ». (Eugène Guillevic / " Avec " / Gallimard 1966).
Je pourrais poursuivre cet inventaire avec le chevreuil qui s’est réfugié, la nuit dernière, sous l’abri qui protège notre tas de bois de chauffage et qui s’est enfui lorsque j’ai ouvert la porte. Continuer, un peu plus tard, avec deux lapins qui traversent le courtil en trois cabrioles et ajouter deux hérons qui cassent la glace de l’abreuvoir de pierre posé devant la pompe à bras qui sert pour l’arrosage des fleurs, l’été venu.
J’ai parfois l’impression d’assister, au cœur de mon arche de Noé perdue au fond des bois, à quelque ballet sauvage, âpre, souvent, mais aussi doux et abandonné. Résilié toujours.
Ai-je vraiment une place dans cette comédie ou ne suis-je pas seulement toléré ? Je fais un pas et les branches s’écartent, l’écureuil se blottit dans un creux, la biche disparaît dans un buisson, le faisan s’enfouit dans les fougères et le lièvre se tapit sous sa motte d’herbe. Les geais eux-mêmes et les merles lancent leurs alarmes dès mon deuxième pas. Les arbres s’agitent d’un filet d’air lourd de fragrances d’humus et de feuilles décomposées. Dans une cour de ferme toute proche, un chien aboie et un âne semble lui répondre. Toute cette faune m’ignore et me surveille à la fois. Comme on guette l’inconnu, le hasard, l’incompris, l’inconstance.
Je ne suis guère, ici, que l’ambassadeur de moi-même et mes visites, toutes courtoises soient-elles, ne seront jamais qu’observées avec crainte et suspicion. (© Roland Bosquet)
« Un homme
Un seul un homme
Et rien que lui
Sans pipe sans rien
Un homme
Dans la nuit un homme sans rien
Comme une âme sans son chien »
René-Guy Cadou / "Hélène ou le règne végétal" / Seghers 1952)