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Chroniques d'un vieux bougon
20 juin 2011

Les mauvaises herbes

       " J'avais sur les doigts / l'odeur pénétrante, enivrante, / des "mauvaises" herbes / arrachées au jardin" ! Ce court poème en forme d'haïku de Roger Munier ( "Eden", Éditions Arfuyen) correspond tout à fait à la situation. Je rentre du jardin, les doigts crottés et les ongles noirs d'avoir gratté la terre à la poursuite de ces pousses indésirables qui s'insinuent entre mes plants de poireaux, salades et autres légumes. Bien que je les nomme pas "mauvaises", je ne leur présente pas mes excuses. Les déraciner les condamne à une mort certaine et supprimer une vie reste un acte barbare. Mais l'ordre naturel des choses n'est-il établi ainsi de tout temps ?

         Les philosophes ont souvent étendu leurs réflexions sur ces notions d'organisation du monde et de la vie. Certains y voient une atteinte à la liberté. Comment l'homme pourrait-il en effet demeurer maître de son futur si sa fortune dépend si souvent du hasard ou d'un créateur ? Comment sortir de cette fatalité ? L'avenir est-il déjà écrit ? L'auteur de fictions que je me targue d'être à mes heures les plus optimistes constate chaque jour que la réalité s'égare régulièrement fort loin au-delà de ses petites constructions. Tandis que je me baguenaude dans de piètres assemblages de destins, la réalité explose d'une créativité autrement formidable. Seuls, les poètes, peut-être, peuvent-ils approcher ces nuées où s'élaborent coïncidences et conjonctures.

          Penché sur mes plates-bandes, j'avoue ne guère m'interroger. Mon souci n'est alors que déliminer les importunes qui s'immiscent et usent des amendements que j'avais apportés pour le meilleur profit de mes plantations. James Lovelock peut bien argumenter que, selon sa fameuse théorie de Gaïa, chaque être vivant oeuvre à sa manière à la survie sinon au bien-être de l'ensemble. Je constate quant à moi que ces "mauvaises herbes" présentent une forte tendance à se répandre et à tout envahir. Leur objectif étant de perdurer, elles fleurissent à profusion, grainent au moindre filet de brise et proliféreraient sans retenue si je n'y mettais bon ordre. Or, ma préoccupation étant également de survivre, il m'importe que mes légumes soient de belles taille et goûtus. C'est alors une compétition acharnée de chaque jour qui nous oppose. Ainsi, la pluie se fait-elle rare ou vient-elle à manquer que l'abutilon de Théophraste, la digitaire sanguine ou la spergule des champs, si habiles à puiser en profondeur le plus fin soupçon d'humidité, s'épanouissent sans vergogne tandis que mes pieds de tomates se languissent et défaillent. Ils dépériraient bientôt si je n'y prenais garde. Car, ainsi que l'explique si bien Marthe Dumas du mas du Goth, lorsque la tête en touche le pied, il est trop tard.

           C'est pourquoi, faisant fi de toute pensée philosophique, j'arrache régulièrement ces herbes indésirables qui me narguent et menacent de m'affamer. Puis-je même avouer qu'une mauvaise jouissance s'empare alors de moi en même temps qu'un soupir de lassitude m'échappe à l'idée qu'il me faudra demain me pencher à nouveau au risque de réveiller mes vieilles douleurs ? (Roland Bosquet)

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