Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
8 août 2011

Trizo

      En revenant de donner leur ration de blé aux pigeons, je surprends Aristote le hérisson, _à moins qu'il ne s’agisse d’un autre hérisson ! Comment les différencier ?_ en grand festin avec  les croquettes d’Adèle. Celle-ci, assise à quelques pas tel le sphinx de Gizeh, l’observe distraitement. Quel plus bel exemple d’entraide et de partage ? Elle est moins tolérante avec les chats du voisinage qui se font généralement expulser de son territoire à grand renfort de grognements et sifflements vindicatifs. Mon propre territoire, par ailleurs modeste comparé au sien, est  quant à lui devenu l’une des destinations favorites des jeunes vacanciers d’Hélène et Sébastien. Ceux-ci ont aménagé un local qui deviendra l’an prochain un vrai gîte rural et y hébergent, en guise d’essai peut-être, un lointain cousin à eux. Le père, François-Xavier, "donne un coup de main" pour la moisson. La mère, Chantal, _avec un accent circonflexe dans la voix_ garde leur fils Antoine. Depuis leur arrivée, celui-ci vient chaque matin saluer les chèvres naines et les pigeons dans leur volière en compagnie de sa mère. Il guide _ mais lequel guide vraiment l’autre ?_ l’âne Joseph qui a reprit son service auprès des enfants.

      Antoine n’est pourtant plus un enfant depuis longtemps. Du moins physiquement. Il arbore en effet un corps de déménageur avec un entendement d’enfant de trois ans. Antoine est trisomique. Il a d’ailleurs pris l’habitude de se nommer lui-même comme ses camarades d’école l’interpellent : «  Moi, Trizo ! ». La main agrippée à la longe de Joseph, il avance d’un pas égal aux côtés de l’animal. Lui tenant de temps à autre d’aimables discours auxquels l’âne semble répondre d’un hochement de tête compréhensif. Par contre, dès qu'il m’aperçoit dans mon courtil, un vent de panique traverse son regard et il se tait. L’âne, au contraire, sachant qu’une gourmandise l’attend, se lance vers moi d’un petit trot pressé, ajoutant de temps à autre un court braiment comme un enfant qui réclame une friandise promise. L’un allongeant le pas, l’autre traînant le pied mais refusant de lâcher bride, ils avancent cependant cahin-caha. Je tends alors, à bout de bras, un quignon de pain rassis à Antoine. Parfois il s’en empare et s’enfuit vers sa mère qui suit d’un pas tranquille. Parfois, il attend, n’osant croiser mon regard et se dandinant d’un pied sur l’autre, dans l’attente de l’injonction maternelle. « Donne, Antoine ! Donne à Joseph ! » Et Antoine présente la paume bien ouverte à Joseph qui s’empare prestement du trophée de ses grosses lèvres baveuses. Deux matins ont suffit pour créer ce rituel. J’étais absent hier et la cérémonie n’a pu avoir lieu. Antoine a été, selon sa mère, grognon et désagréable tout le jour. François-Xavier a même dû écourter sa séance vespérale d’apéritif pour lui conter quelque fable et le coucher selon le cérémonial  coutumier. « Demain, s’interroge Chantal,  que va-t-il devenir sans moi ? » Et croisant le regard mortifié de François-Xavier, elle ajoute dans un soupir découragé : « Sans nous ? »

       Je n’avais pas remarqué, jusqu’ici, le masque de tristesse qui voile son regard. Comme si les années de vie d’Antoine avaient pour elle compté le double ! Je n’avais pas plus remarqué la distance qui la sépare de son mari. Comme si les années de vie d’Antoine avaient créé entre eux un fossé infranchissable. Antoine est désormais le seul lien qui les unit. Un lien naturellement charmeur, attentif aux autres lorsqu’il est habitué à leur présence, taquin, même, et parfois espiègle. Mais un lien qui, par son manque d’autonomie, les retient prisonniers. « Et demain, Trizo ? Que deviendras-tu ? »  (©Roland Bosquet)

Publicité
Publicité
Commentaires
Chroniques d'un vieux bougon
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
Albums Photos
Newsletter
Derniers commentaires
Archives
Publicité