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Chroniques d'un vieux bougon
22 août 2011

Le temps entre deux

       Sur la chaîne, Julia Fischer interprète les "Caprices" de Nicolo Paganini. Exercice mythique dans lequel se sont déjà brillamment illustrés de célèbres prédécesseurs tels qu’Itzhak Perlman et Ivry Gitlis. Elle semble, elle aussi, se jouer de l’enfer technique pour aller puiser au fond d’elle-même lyrisme et émotion. Instants rares qu'il me faudrait écouter religieusement. L’esprit ailleurs, je ne parviens pourtant pas à me concentrer. J’attends mes amis le Professeur et Porthos de retour de vacances. Ils devraient entrer dans mon courtil dans l’heure qui suit et l’inaction, soudain, me pèse.

         Pourquoi malgré tout ne pas déguster cette parenthèse sans réelle utilité apparente ? C’est le moment de mesurer le poids de chaque minute puisque, pour une fois, elle ne se perd pas dans la course du temps. Elle s’étale au contraire avec la lenteur solennelle du juge de retour de la chambre des délibérations avec le verdict inscrit en bas du parchemin. Elle se répand avec la complaisance de la flaque d’eau qui n’en finit pas de gagner sur le parquet ciré. Elle se dilue avec la délicatesse de la couleur sur la feuille de papier que le peintre d’aquarelle retient du bout du doigt. Jusqu’où  repoussera-t-elle la seconde inéluctable où sa suivante commencera son propre parcours comme si, elle aussi, était unique et qui à son tour se dispersera aux quatre coins du monde ? Je devrais savourer les pulsations savantes du violon, la respiration régulière d’Adèle ma chatte sur son coussin favori, le soupir de l’herbe de la pelouse gorgée d’eau, le murmure de la brise dans les charmilles, les sifflements aigus des hirondelles qui sillonnent l’air attentif. Je devrais me délecter des fragrances mêlées des lavandes sous ma fenêtre et des arômes libérés par les cèpes qui percent, ronds et bruns, au pied des sapins. Je devrais m’émerveiller de la teinte irisée des couleurs sous la lumière tamisée par les nuées d’altitude du soleil de midi. Cette heure sereine entre deux agitations m’offre l’occasion d’estimer à leur juste faîte les cents aspérités qui râpent les plaisirs quotidiens. La pile de livres tombée de la table et qui s’est éparpillée sur le sol. Le courrier oublié sur le meuble de la télévision. Le journal égaré puis retrouvé et déposé dans l’urgence dans le casier à vin. L’enveloppe de cellophane qui protégeait le dernier disque acheté qui a glissé sous le buffet. Cent pics infranchissables hier qui ne sont en réalité que de modestes collines. Que dis-je ? Tout juste des taupinières, des mottes d’herbes trop rases pour constituer un gîte pour le lièvre aperçu ce matin au lever du jour. Cette heure, je pourrais la remplir de cent délectations subtiles, l’animer de cent pensées nouvelles, audacieuses, iconoclastes ou charmeuses, la sillonner de cent chemins de traverse conduisant vers des ailleurs improbables. Cette heure, je pourrais la faire pleine, débordante même d’émotions inattendues, de surprises insolites. En un mot, je pourrais y graver cent pistes créatrices vers de hautes réflexions chargées d’humanité.

        Le vingt-quatrième caprice qui a si richement inspiré Brahms et Rachmaninov s’achève dans une époustouflante course à la dextérité que Julia Fischer contrôle avec maîtrise lorsque la voiture de Porthos passe devant le bouquet de lauriers qui marque l’entrée de mon courtil. Il apparaît qu'il a tenu à imiter son modèle : son haridelle de vingt ans d’âge, au moins, est prête à rendre l’âme en s’arrêtant dans un nuage de fumée.  Le Professeur et lui s’en extraient en brandissant chacun une bouteille de vin. « C’est pas du Pétrus mais nous le voulons bien ! ». (Roland Bosquet)

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