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Chroniques d'un vieux bougon
7 novembre 2011

Si haut perché.

       Á l’automne, l’une des tâches les plus fastidieuses réside sans conteste dans le ramassage des feuilles mortes. Mais l’air est doux ce matin grâce à une petite brise d’océan qui pousse les nuages au-delà des collines. Le soleil dessine timidement des ombres énigmatiques dans les futaies. Des odeurs d’humus et de terre humide montent du sol gorgé d’eau et se mêlent aux effluves des colchiques. De temps à autre, un écureuil, intrigué, vient observer le curieux manège de mon râteau. J’achève d’édifier un joli tas lorsque le ronronnement d’un moteur s’en vient mourir à l’entrée de mon courtil. Deux vieux amis, Olivier et son épouse Colette, apparaissent bientôt derrière la haie de forsythias. M’apercevant, ils s’engagent sur la pelouse en se dandinant comme des canards qui craindraient de mouiller leurs pattes dans la rosée.

        Nous avons jadis partagé, Olivier et moi, les mêmes bancs du collège et nous nous revoyons de temps à autre au gré de ses virées vers le sud et les contrées natales de Colette. Il ne change guère avec les années et expose toujours le visage sévère du haut fonctionnaire qu'il est devenu.  Son crâne par contre se dégarnit et son embonpoint prend ses aises. Parvenu à dix pas de moi, il s’arrête et me fixe avec commisération. "Comment, pense-t-il sans aucun doute, peut-on vivre ainsi perdu au milieu des champs ?" En effet, il a toujours eu un peu peur de la nature. Lors de leur dernière visite, je les ai entraînés dans le bois qui jouxte mon courtil. Il y est entré sur la pointe des pieds, comme s’il redoutait l’arrivée soudaine de quelque horde de loups affamés. Alors que nous respectons une pause dans une clairière cernée de chênes et de châtaigniers, il s’inclina gravement vers moi. « La nature, vois-tu,  me confia-t-il à voix basse comme s’il s’exprimait sous les voûtes séculaires de la Sainte Chapelle, je lui reproche surtout de n’en faire qu'à sa tête. Nous avions planté des arbres fruitiers dans le verger de la maison de famille de Colette. Le voisin était catégorique. Ils allaient reprendre avec vigueur et donner rapidement pommes et cerises à profusion. Eh bien, certains ont effectivement repris. Mais d’autres non. Pourquoi ? Nul ne le sait. Il y a vraiment là quelque chose de mystérieux et tout à fait déconcertant !» Colette et moi avions rit et nous étions revenus sur nos pas sans plus attendre.

        Colette non plus ne change pas, même si elle entre aujourd’hui dans cette période de la vie où la fleur de l’âge se flétrit. Elle a conservé la beauté un peu plate de sa jeunesse avec ses grands yeux noirs et ses longs cheveux tirés en arrière par un ruban de satin qui lui confèrent une allure enfantine Après avoir épousé Olivier, elle l’accompagna sans rechigner jusque dans les plus improbables affectations. Son poste à l’ONU à New-York fut sans doute le plus prestigieux. Mais comme beaucoup d’autres épouses dans sa situation, elle plongea bientôt dans la mélancolie au point de s’engager dans des causes humanitaires. Elle comprit rapidement qu’elle ne changerait pas le monde. Bien décidée malgré tout à faire en sorte qu’au moins, le monde ne la changeât pas, elle se retira, comme on entre au couvent, dans sa petite vie personnelle. Cette attitude effacée lui donne à présent des contours un peu flous et presque insipides. Il faut faire un effort pour remarquer son ombre dans le sillage de son époux.

         « Et tes poules, demande Olivier tandis que nous prenons le chemin de la maison ? As-tu toujours tes chèvres ?» Je perçois de la compassion dans le ton de cet interrogatoire et ce n’est pas l’envie qui me manque de le questionner au sujet des négociations pétrolières entre le Kazakhstan et l'Ouzbékistan qui échouèrent lamentablement malgré son remarquable entregent. Mais je ne saurais gâcher cette occasion qui lui est offerte de rencontrer un modeste exemplaire du petit peuple. Il ne peut que trop rarement l’apercevoir depuis les hautes sphères où il vit au milieu de ceux qui dirigent le monde.  Alors je me tais et, pour habiller le silence, convoque Chopin et sa Fantaisie en fa mineur que je confie aux bons soins d’Evgeny Kissin. Je sais que la musique classique l’ennuie à mourir. (© Roland Bosquet)

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