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Chroniques d'un vieux bougon
14 novembre 2011

Place Saint Sulpice

        Solange officiait alors au rez-de-chaussée. Dès que vous poussiez la porte du numéro 6 de la place St Sulpice, et il fallait vraiment pousser avec détermination, elle vous jaugeait d’un œil dubitatif,  vous soupçonnant d’emblée d’être un importun qui ne manquerait pas de déranger son patron. Elle vous envoyait alors sans vergogne un "Monsieur Laffont n’est pas encore arrivé !" alors même qu'il venait de passer devant elle à longues enjambées pour gagner l’étage et le saint-des-saints de la maison. Puis elle s’en retournait d’un pas vif vers la table qui barrait à demi le passage et lui servait de bureau. Á coup de manuscrits expédiés par la poste ou déposés avec mille recommandations, elle s’y était édifié une forteresse digne du château de Krak derrière laquelle elle se réfugiait sans plus un regard pour vous. Bien décidé à ne pas vous laisser impressionner et dûment muni d’une lettre d’invitation, vous toussotiez timidement. "C’est Monsieur Mazière que…" Alors Solange consentait enfin à vous considérer et empoignait le téléphone. Francis Mazière, l’auteur du fameux "Fantastique Îles de Pâques ", se proposait d’inclure dans sa collection noire "Les Énigmes de l’univers" mon essai sur "Mu, Continent Pacifique". Á l’issue de notre entretien, je partageai avec lui et Solange une modeste salade en terrasse du Café de la Mairie en compagnie de Robert Laffont lui-même et de Martin Gray dont il venait de publier "Le Livre de la Vie" après "Au nom de Tous les Miens". Grâce à Bernard Pivot et à son "Apostrophe", mes espérances tournèrent court. Il me reste néanmoins le souvenir d’une conversation de qualité quoique laborieuse car Martin Gray s’exprimait avec difficulté en français et une amicale relation avec Solange.

         Tour à tour, attachée de presse, rédactrice dans un magazine féminin puis directrice de la rédaction chez un concurrent, éditorialiste dans un hebdomadaire réputé de gauche, attachée parlementaire d’un député parisien divers-droite et auteure d’une série d’ouvrages sur des sujets sociétaux d’actualité, elle affiche encore aujourd’hui une inépuisable vitalité et un joli coup de fourchette. Notre programme prévoit Vivaldi, Albinoni et Haendel à la Sainte Chapelle mais elle tient, auparavant, à me faire visiter l’exposition des trésors Māoris du musée du Quai Branly et nous nous sommes donné rendez-vous au Bistrot d’Henri d’où l’on aperçoit les lions de la fontaine de la place St Sulpice. Au menu, rillettes de canard du sud-ouest, filet de bar et purée de pomme de terre arrosé d’un Garriga blanc et tarte aux pommes à la mode normande. Sans jamais se départir de son sourire, Solange interpelle le chef, houspille le jeune garçon à peine sorti de l’école affecté à nos soins, se lève cent fois pour répondre aux salutations de connaissances. Solange est un cyclone qui donnerait le tournis au plus paisible bougon. C’est une inquiète, en réalité. Qui vit dans la crainte perpétuelle de n’en faire jamais assez en faveur des sans-logis, sa dernière marotte, de ce jeune auteur qui comble ses nuits et qui vient de sortir son premier roman chez Gallimard ou de cette jeune femme dont la critique a encensé le premier ouvrage et qui affronte à présent la page blanche avec terreur. Elle adore jouer les pygmalions ! "Et toi, que deviens-tu ?" Je lui décris mon courtil, les chênes et les fayards du parc et leurs écureuils, les sapins qui abritent un couple de ramiers, les chèvres naines dans leur enclos et Adèle, ma chatte, qui s’étire paresseusement sur son coussin favori. Elle dit envier le calme de ma vie mais n’en pense pas un mot. "Allons voir ces sculptures Māoris, dit-elle. Tu me raconteras ton séjour dans leurs îles."

       Sur la chaîne, la Messe Solennelle de Sainte Cécile de Charles Gounod par les Chœurs et l’Orchestre Philharmoniques tchèques dirigés par Igor Markevitch s’achève avec le Domine salvam. Heureux d’avoir retrouvé la paix de ma campagne, je sors faire quelques pas sur la terrasse. Les tourterelles échangent d’incessants appels depuis un châtaignier voisin mais tout est silence autour d’elles. Comme si l’air demeurait tout engourdi encore par la fraîcheur du matin qui pare ici ou là la pelouse de reflets argentés. Mais le soleil devrait bientôt entrer en lice et blondir les feuilles des bouleaux, lustrer le pourpre des feuilles d’érable et dessiner des ombres furtives au pied des rosiers. Lorsqu'il sera bien installé à son zénith, j’irai arracher quelques herbes indésirables au potager où elles ont l’art de prospérer. (© Roland Bosquet)

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