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Chroniques d'un vieux bougon
5 décembre 2011

Fragonard, l'invention du bonheur

      Le brouillard recouvre la vallée. Je distingue à peine la cime des sapins et les branches dénudées des bouleaux dessinent des lacis capricieux entre les mèches de brumes. Les tourterelles semblent être plongées en grande méditation et, tapis dans les buissons, les merles eux-mêmes respectent le silence qui baigne la vallée. Sous les doigts de Xavier de Maistre, les arrangements pour harpe de la suite bergamasque et autres préludes de Claude Debussy font écho à cette quiétude. Diana Damrau  joint sa voix de soprano avec quelques mélodies  comme les "Nuits d’Étoiles", " Fleurs des Blés" ou le fameux "Clair de Lune". En contrepoint de cette paix légèrement étouffante, je me jette dans le lumineux "Fragonard" de Sophie Chauveau aux éditions Télémaque.

       Louis XV règne sur le royaume de France, la marquise de Pompadour sur Versailles, Voltaire et les philosophes des Lumières sur les esprits et Van Loo sur le Louvre et les ateliers de l’Académie. Avec l’arrivée du jeune Fragonard, c’est le soleil de Grasse qui règne bientôt sur le Paris des arts. Avec mille détails savoureux, Sophie Chauveau déroule sa vie si ancrée dans  la lumière de sa Méditerranée. Elle raconte son chemin dans le milieu effervescent de la peinture sous le regard critique d’un Diderot de plus en plus barbon au fil des années. Elle montre son souci constant de conserver sa liberté lorsqu'il faut plaire au roi pour survivre et à une riche clientèle pour assurer le quotidien. Elle explique sa recherche inextinguible du bonheur dans l’art et les femmes. Car pour lui, l’un ne peut se vivre sans l’autre. Et les femmes, il les pratique. Sa mère bien sûr. La protectrice contre le monde et sa tristesse, contre la famille. Sa mère si sûre de son talent, sinon de son génie, qui l’entraîne chez le plus grand de tous, François Boucher.  Les épouses de ses maîtres, ensuite, dont il tombe inévitablement amoureux. Elles seront les muses indispensables à son apprentissage. Puis les femmes de petite vertu d'Italie. Rome, Florence, Sienne, Venise, Padoue, Parme, Gènes, Paris. Et son épouse, bien sûr, et sa fille, sa belle-sœur. Et comme il n’ignore rien des dessous des dames, leurs dentelles et autres coquetteries, il sait les dénuder avec grâce, découvrir une nuque, faire jaillir un sein, dévoiler une cuisse potelée. Et, toujours léger et délicat, son pinceau sait où poser ses reflets roses, ses jaunes éclatants et ses vermillons, semer "des larmes sur les joues des jeunes filles, de la rosée sur les volubilis au jardin d’aurore ". Fragonard ne prise guère le "Grand Genre" si cher à l’Académie, à laquelle il doit tout de même son grand prix de Rome et cinq années d’études au palais Mancini. Il  excelle par contre dans les "polissonneries" telles que les "Gimblette", "Feu aux poudres", "La chemise enlevée" et autres "Ma chemise brûle". Il excelle dans ces "Mœurs des Nymphes et des Satyres" jusqu’au chef-d’œuvre avec "Les Hasards heureux de l’Escarpolette". Grâce à cette gloire friponne, il ne connaît plus la misère qui a emporté sa mère et qu'il redoute tout autant que de perdre sa liberté, de perdre la joie qui éclaire ses journées, même les plus grises, dans un Paris au ciel brouillé par les fumées de charbon de bois et aux rues grouillantes et nauséabondes, de perdre ses virées nocturnes dans les ruelles des petites marquises comme dans les soupentes des grisettes. Car Fragonard est autant joyeux vivant que peintre. Que tombe la mélancolie et ses noirceurs et il remise ses pinceaux. On pourrait presque dire que le bonheur est le premier et le plus important des pigments qui éclairent ses couleurs et surtout ce jaune éblouissant qui n’appartient qu’à lui.

          Et le soleil qui illumine si bien la vie de Fragonard éclaire d’autant de vivacité le style de sa biographe. Rapide et aussi coloré que les joues des jeunes femmes alanguies dans le désordre des draps qui illustrent les toiles de son sujet. Un regret, toutefois. L’insistance qu’elle met à revenir sans cesse sur ses arguments. Comme si elle craignait de n’avoir jamais assez convaincu son lecteur ! Elle aurait pu raccourcir son propos sans l’écorner. Mais c’est bien là la seule pesanteur que l’on pourrait lui reprocher. Et lorsque, léger et facétieux, s’éteint le créateur de "L’Île d’Amour ou la fête à Rambouillet", c’est encore pour le plaisir que l’on retourne parcourir à nouveau quelques pages de sa vie. (© Roland Bosquet)

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