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Chroniques d'un vieux bougon
6 février 2012

Grignotis de mots creux

       Midi sonne à l’église du village lorsque je dépose une brassée de livres et de revues dans mon cabas. J’ajoute, dans une panière, une marmite où mijotent encore quelques morceaux de bœuf, des carottes, navets et pommes de terre et une bouteille de Cahors de la cuvée 2005 de la maison Coustarelle accompagnée d’un camembert Pré-Saint-Jean de mes bocages normands. Lorsque, bravant la neige et la gelée du ciel, j’arrive au Mas du Goth, Marthe Dumas achève en boitillant de dresser le couvert. Je dépose le bourguignon sur le coin de la cuisinière en attendant que nous passions à table. Á la radio, Emmanuel Pahud interprète avec la Camerata Académie de Postdam le concerto n°3 en ut majeur de Frédéric II de Prusse. Le son est épouvantable. Je me tourne vers Marthe. « Et Thomas ? ».Elle me désigne du menton la petite cour qui prolonge la maison.

      Emmitouflé dans le grand manteau noir du défunt mari de Marthe, Thomas observe d’un œil distrait les flocons de neige qui virevoltent autour de lui. Les quelques jours d’enfermement qu'il vient de subir à l’hôpital l’ont sans doute éprouvé au-delà de tout. Cent mains s’acquittèrent des meilleurs soins autour de lui. Et cent douceurs aussi auxquelles il n’est guère coutumier. Mais l’horizon fermé lui est une pénitence insupportable. Il ne vit que par monts et par vaux. Tout bousculé de vent qu'il traverse en riant, tout brûlé de soleil et y chauffant ses os avec gourmandise, tout noyé de pluie, parfois, et en flairant les parfums d’herbe. Thomas ne vit que libre. Sans fracas ni contraintes autres que celles de survivre tant qu'il en tient encore l’envie.

        Il me regarde l’approcher avec à peine une petite lueur dans les yeux. Comme si, recroquevillé au milieu de ses silences, il craignait que je ne déverse sur lui les habituels grignotis de mots creux. Il s’écarte néanmoins légèrement, en guise d’invitation.

         La haie de buis qui nous encercle est impeccablement taillée sous son bourrelet de neige. Il semble me ressouvenir que le muret contre lequel nous sommes adossés n’était, à l’été, qu’éboulis de pierres et fouillis de ronces. Toute cette "propreté" est sans doute le fruit de son travail ! Pour l’heure, il fixe ses pieds enfouis dans les galoches trop larges du mari de Marthe. Comme s’il ne voulait pas voir ce qui l’entoure et ne regardait en vérité qu'au fond du puits où il tient sa vie. Est-il déjà nostalgique de ses longues marches solitaires et de leurs petits bonheurs furtifs ? De la saveur aigre-douce des cerises et des poires chapardées en lisière des jardins ? Des fraises sauvages, mûres, noisettes et autres prunelles bleues cueillies au hasard des chemins ? Cherche-t-il encore une porte de sortie pour reprendre la route ? Vers quelles aventures ? De celles qui, au-delà de la courbe molle des collines, déroulent leurs rencontres incertaines et leurs surprises ambiguës ? Cherche-t-il simplement de nouveaux paysages ?  Sans doute n’a-t-il jamais croisé jusqu’ici que piètres péripéties, brefs incidents sans lendemains, minces fortunes passagères. Rien encore, et même chez Marthe apparemment, qui l’ait incité à s’asseoir vraiment. Á poser enfin sa maigre carcasse au bout d’une table ou au coin d’un feu pour y reposer ses membres fatigués. Mais le désire-t-il au fond de lui ? Pour recevoir, il faut accepter de donner en retour. S’il ne se veut que fugace et éphémère dans l’ombre précaire du soir comment pourrait-il puiser auprès de quiconque le moindre brimborion de chaleur et d’amitié ? Á moins qu’il n’essaie de fuir un passé douloureux, une violence du cœur ou de l’âme ! Bien pauvre de lui alors, car la fuite ne connaît pas d’issue. Que vaines dérobades.

        Vagabond, le chat-trouvé de Marthe, s’en vient se frotter contre ma jambe en ronronnant. Je me penche et passe un doigt dans sa toison perlée de cristaux brillants. « Te voilà, toi ! Sais-tu que Marthe a eu peur . Thomas accepte enfin de lâcher un vrai sourire, redresse la tête et laisse son regard s’égarer vers les frondaisons qui dessinent sur le ciel les sombres lacis de leurs ramures dénudées. « Allons, dit-il en s’ébrouant. Elle va nous attendre ! » (© Roland Bosquet)

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