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Chroniques d'un vieux bougon
5 mars 2012

Le bonheur rend-il heureux ?

      Un récital de Graeme Allwright était prévu dimanche après-midi à la ville voisine et Hélène et Sébastien se faisaient une fête d’y entraîner leurs deux enfants, Sarah et Kevin. Mais le fringant barde des balades de Léonard Cohen et Bob Dylan est souffrant et la séquence nostalgie a été annulée. Nous décidons malgré tout de passer notre soirée en sa compagnie. Sébastien ressort de son carton le fameux disque 33 tours vinyle "Jour de clarté" qui gratte et craque tellement le saphir du vieux gramophone en a creusé les sillons. Á l’heure du café, Sarah triture fébrilement son téléphone portable comme si elle attendait un message_ on dit SMS, Papet ! Absorbé dans de profondes pensées, Kevin fixe le ciel piqueté d’étoiles. Coincée entre les silhouettes nues d’un châtaignier et d’un chêne aux branches torturées, la lune dessine son croissant à peine grignoté d’ombre. Avez-vous taillé vos rosiers, me demande Hélène ? Marthe m’a dit que c’était le bon moment ! Mais Kevin est bien éloigné de ces questions de jardinage : il avoue réfléchir au devoir de "philo" qu’il devra rendre lundi matin. Sébastien nous rejoint devant la fenêtre. C’est magnifique, n’est-ce pas ? Je me demande toujours comment tout cela a commencé. Le fameux big-bang, bien sûr. Oui. Mais avant ? Qu’est-ce qui l’a déclenché ? Toujours la même question !

       Kevin accepte de sortir de ses cogitations et tente de nous expliquer, à nous autres braves paysans aux sabots embourbés dans la glaise d’un vieux terroir perdu au fond de tout, que le vrai début aurait sans doute commencé avant le début. Et de déployer avec la verve des néophytes un système où la ferme de ses parents, mon modeste courtil, la ville voisine, l’empire de Charlemagne, du grand Kahn et de Ramsès réunis ne seraient que péripéties dérisoires. Le ciel que décrivait jadis le prêtre-savant Bérose à ses acolytes chaldéens réunis en congrès à Babylone et que nous admirons encore aujourd’hui ne serait pas seulement ce qu'il paraît avec ses étoiles et leurs planètes virevoltant au sein de la voie lactée, elle-même tourbillonnant dans son amas de galaxies tournoyant selon des lois mécaniques immuables au cœur de son groupe d’amas galactique vers des infinis dont on peine à rêver les limites mais voguerait en réalité, tel un passager à l’instinct grégaire, au milieu d’un bien plus vaste ensemble constitué de comparses identiques ! Je me souviens avoir lu, vers la fin des années soixante, un roman de science-fiction qui postulait que notre univers n’était en fait que la plus insignifiante molécule de la cheville blessée d’une créature que l’auteur imaginait à notre image. Les soubresauts dramatiques qui avaient conduit l’intrigue n’étant dus qu’à la plaie provoquée par l’accident. Belle leçon d’humilité. Mais Sarah, rassurée peut-être d’avoir enfin reçu le message attendu _ pardon, le SMS !_ balaie ce protocole d’un revers de ricanement. Ce ne serait qu’une hypothèse sortie tout droit des cerveaux surchauffés des tenants de la théorie des cordes qui prétendent avoir percé à jour l’énigme originelle. Et de nous démontrer, entre deux bouchées de biscuits secs trempés dans son café, qu'il ne faut pas aller chercher si loin et que le fameux big-bang ne correspondrait qu’à un simple rebond de l’univers. Comme si cet univers que nous décrivent les cosmologistes et autres astrophysiciens depuis leurs observatoires se comportait comme une balle de ping-pong ! Fantastique partie où nous comptons bien peu. Et je songe à la réplique du monsieur Perrichon d’Eugène Labiche du haut de la mer de glace "Comme on se sent petit !" Tout cela n’est toujours que suppositions, intervient Hélène. La question reste entière : qui va laver la vaisselle ?

        Á quoi bon faire faire des études aux enfants si, en solde, il ne leur reste plus que le souci du ménage ? Sébastien balaie à son tour l’argument d’un revers de grognement tandis qu'il verse quelques gouttes de son nectar d’Armagnac au fond de nos tasses. Sarah hausse les épaules et martyrise de plus belle le clavier de son téléphone portable dans l’espoir de se donner bonne contenance avant de s’enfuir dans sa chambre. Et c’est quoi, le sujet de ton devoir de "philo" ? demande Sébastien à Kévin. Celui-ci se retourne avant de disparaître à son tour dans l’ombre du couloir ! Le bonheur rend-il heureux ? (© Roland Bosquet)

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