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Chroniques d'un vieux bougon
24 mai 2012

Les seyants pylônes du téléphone

       17h30. J’ai embarqué Marthe Dumas, du Mas du Goth et Thomas, son hôte d’hiver, comme elle dit, dans mon chartil. Nous fonçons sur la départementale conduisant au bourg. Je ne risque pas d’oublier les règles de la prudence. Recroquevillée sur la banquette arrière, Marthe gémit doucement dès l’approche d’un virage et se tasse un peu plus encore au fond de son siège en fermant un œil, l’autre restant rivé sur le compteur de vitesse. J’aurai droit à un cri s’il indique un chiffre dépassant les quarante kilomètres par heure. En fait, il ne me sera pas difficile de ne pas déborder de ces limites. La route d’aujourd’hui n’est en effet que l’héritière des chemins qui menaient autrefois aux champs. Elle n’évite aucun détour. Pas question de traverser ce buisson tout juste constitué de trois ou quatre vieux châtaigniers ayant jadis appartenu à l’arrière-grand père des derniers légataires connus exilés à la ville depuis longtemps. On le contourne donc au prix d’une suite de méandres aléatoires. Pas question non plus d’oublier de passer près du clos du père Henri, cloué depuis des lustres sur sa chaise pour cause de retraite. Le clos est aujourd’hui retourné à la friche. Mais la route n’en continue pas moins de venir frôler ses fossés et caresser ses talus. Encore donc un virage "en épingle à cheveux" que je dois impérativement négocier à la vitesse de l’haridelle rentrant au soir à l’écurie après une journée de labour sur un lopin de terre argileuse et en pente. Et là, derrière un chêne deux fois centenaire, (on y aurait pendu un ci-devant récalcitrant) se profile la masure de la mère de l’ancien curé du bourg. Morte de chagrin dans les bras des gendarmes venus lui annoncer le décès de son fils dans les tranchées de Verdun. Nul n’habite plus ici depuis le drame. Imperturbable, la route poursuit ses sinuosités jusqu’au courtil abandonné pour le cas, sans doute, où d’hypothétiques acheteurs seraient intéressés. Après quelques circonvolutions qui laissent souvent l’impression aux voyageurs qu’ils reviennent sur leurs pas, la voie met enfin un terme à ses contorsions lorsqu’apparaît la flèche noire du clocher de l’église. Á l’approche de l’école et par l’effet de la pression insistante des parents d’élèves sur les élus, un dos d’âne traverse la chaussée dans l’espoir d’empêcher les véhicules d’écraser les enfants désobéissants. Pressé à mon tour par Marthe, je m’applique à mener ma monture au pas de l’âne récalcitrant en retour du marché. Pourtant, en dépit de tous ces obstacles, nous atteignons enfin la mairie. La réunion du Conseil Municipal va commencer. Mais notre entrée ne passe pas inaperçue. Regards et murmures se portent inévitablement sur Marthe et sur Thomas. En hébergeant ce "vagabond" comme il se dit dans les chaumières, Marthe déroge superbement aux règles de la bienséance. On se garde bien cependant d’émettre la moindre remarque. Nul ne veut prendre le risque de croiser le mauvais œil de la "sorcière" du Mas du Goth. D’autant qu’elle connaît bien les us et coutumes de chaque maison et tout autant les turpitudes, réelles ou supposées, qui les animent. Avec sa langue pointue et sa répartie facile, elle saurait vite renvoyer chacun dans ses sabots, secouant ainsi dangereusement le ronronnement consensuel du landernau. Nous prenons donc benoitement place dans le recoin réservé au public. Monsieur le Maire toussote délicatement pour obtenir le silence et se racle la gorge pour s’éclaircir la voix. Mais Marthe se lève : je veux faire une déclaration liminaire ! Tous les regards se tournent vers nous. C’est qui cette liminaire ? Voilà, continue Marthe. J’estime que mes clos sont assez piquetés de boutons d’or et de pissenlits. Alors, vous direz aux planteurs téléphoniques comme j’ai déjà dit à ceux des éoliennes que je ne veux pas y ajouter des pylônes. Vous savez, Marthe, commence l’édile d’une voix qui se veut bonhomme, vous savez que…Tout ça, c’est du vent, réplique notre amie. Rires amusés dans la salle qui attend avec gourmandise l’inévitable passe d’armes qui alimentera demain toutes les conversations. Mais Monsieur le Maire se renfrogne dans son plastron, se racle la gorge une nouvelle fois pour se donner une contenance, ouvre le premier dossier de la pile posée devant lui pour se donner un air d’importance et déclare avec emphase  que la séance est ouverte ! L’épidémie de pylônes plutôt disgracieux qui sévit sur nos collines perdues des Monts ? On en parlera peut-être une autre fois. Ou pas ! Ainsi va la normalitude. Á petits pas. (© Roland Bosquet)

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