Les lisières, Olivier Adam

        Martha Argerich achève l’andante de la sonate pour piano en si mineur de Franz Liszt lorsque les cloches de l’église du village sonnent l’angélus de midi. Au douzième coup, un visiteur toque au carreau de la porte de ma cuisine. J’abandonne mon ordinateur, où je cherche depuis une heure une chute convenable pour ma chronique de la semaine, et me précipite. Chat-donné, (désormais dénommé "César" par une fillette aux yeux rieurs sous le prétexte qu’il se tient droit comme César sur son cheval), m’a précédé et tente d’ouvrir la porte d’une patte malhabile. Un large sourire éclaire les joues tannées par le soleil et le vent de Thomas et ses mains aux doigts osseux agrippent avec précaution une boite de carton fermée d’un ruban rouge. C’est un Paris-brest, explique-t-il. J’en avais envie depuis si longtemps ! En fait, depuis que je suis parti de chez moi ! C’est bien la première fois que Thomas se montre aussi prolixe sur sa vie d’avant. Il a raconté des paysages somptueux, des situations cocasses ou dramatiques, des rencontres heureuses ou malheureuses, mais jamais il n’a abordé les rivages de son enfance. Comme s’il était un jour arrivé sur terre en l’état où il se tient aujourd’hui. Á demi dépenaillé dans des vêtements de bric et de broc, chaussé et coiffé à la diable et le ventre creux. Devant ma perplexité, il ajoute un rire que j’ai rarement entendu depuis le printemps dernier qui l’a vu revenir dans notre vallée perdue. Un rire espiègle de gamin qui se réjouit d’avance de la surprise qu’il vous réserve. Et il glisse fièrement une pâtisserie dégoulinante de crème dans le plat que je lui présente. Ce matin, poursuit-il, j’ai touché l’aide sociale ! Alors, je veux te remercier. Je reste dubitatif face à ce cadeau imprévu. Devant ma réserve, il extrait une feuille tirebouchonnée de sa poche. On y lit en effet une somme par ailleurs fort modique en guise de montant de virement. Je remarque cependant qu’elle est adressée à un certain Joseph H. Il a suivi mon regard. Sébastien appelle son âne Joseph, alors, hein… ! Et nous partons à rire sans retenue cette fois. Heureux comme deux frères qui se retrouvent après des années d’errance. Errances et retrouvailles qui m’évoquent évidemment "Les Lisières" d’Olivier Adam chez Flammarion. Comme Paul, son héros, Joseph a erré de lisières en lisières, se heurtant à chaque étape aux souvenirs abhorrés d’une famille rejetée. Se cognant, à chaque halte, au rappel inéluctable d’une enfance refusée dans une banlieue perdue. "Ma place n’était plus parmi eux, avoue Paul Steiner. Pas plus que dans cette ville, mais où pouvait-elle être puisque fuyant aux bords extrêmes du pays j’avais fini par être expulsé de chez moi". Joseph a erré lui aussi à travers le monde et à travers sa vie à la recherche d’une place, même insignifiante, où il pût s’asseoir enfin et rire avec d’autres. Joseph ne parle pas encore d’une famille, d’une compagne, d’enfants. Peut-être un jour trouvera-t-il la force de puiser dans cette mémoire si longtemps empêchée. Peut-être un jour trouvera-t-il la force de revenir sur les lieux refoulés où il a grandi. Rejoindra-t-il alors un frère, une sœur, des camarades ayant partagé ses jeux ? Reverra-t-il alors un père jadis repoussé ? Une mère ignorée mais certainement pas oubliée ? L’épopée de Joseph vaut bien celle, intime, de Paul Steiner brillamment brossée par Olivier Adam. Mais naufragé au long cours sur les rives d’une vallée égarée au cœur des Monts, il aura au moins réappris le rire. Un rire rompu par la voix cassée de Marthe Dumas  tandis que je glisse la pâtisserie dans le réfrigérateur. J’ai sacrifié une de mes poules noires, clame-t-elle à l’encan. Vous aurez bien un petit bordeaux léger pour accompagner ses poireaux, ses carottes et ses oignons. Et l’on voit par là à quel point la normalitude coutumière lui va bien. (©Roland Bosquet)