Les yourtes

       À la radio, le Kirov Orchestra dirigé par Valery Gergiev fait défiler les paysages des "Steppes d’Asie Centrale" d’Alexandre Borodine.Devant la cheminée,César, le chat-donné, de retour de sa randonnée nocturne, lustre à grands coups de langue son épaisse toison aux reflets roux. Les vapeurs du chocolat chaud embaument l’air immobile avant de disparaître. Dehors, par contre, la brume hésite encore à libérer le courtil mais le soleil tente malgré tout d’y inscrire ses longues balafres de lumière. Là-bas, aux portes d’un hameau perdu à l’adret des Monts, le brouillard baigne le toit rond des yourtes des "marginaux" d’un halo incertain. Incertain comme l’avenir des familles qui s’y blottissent. On leur refuse le droit d’y vivre leur rêve. On leur refuse  la différence. D’où viendrait donc cette "marginalité" si décriée dans leur village ? « Manger bon et sain ! », expliquent-ils dans leurs libelles. Mais comme mes voisins et les voisins de mes voisins, je cultive moi aussi dans mon potager la plupart des légumes que je consomme. Dans des bidons de plastique, ils puisent l’eau directement à la source. Moi c’est celle de mon puits, à l’aide d’un seau tout cabossé d’avoir tant servi. « Nous vivons beaucoup à l’extérieur pour jouir de tous les plaisirs de la nature ». Je ne me réfugie guère dans ma maison que lorsque, comme écrit Charles d’Orléans, le temps répand son manteau de vent, de froidure et de pluie. Ils s’éclairent à la bougie pour n’avoir pas à se connecter à une centrale nucléaire. Il m’arrive de devoir suppléer à cette fameuse fée électricité avec la vieille lampe à pétrole héritée de mes parents. D’où vient alors leur "différence" ? « Nous ne pouvons supporter la vie citadine si bruyante et si polluée. » Nous sommes nombreux dans les fermes, hameaux et villages des Monts à partager cette aversion. S’il m’arrive de "monter à la ville", je préfère bien respirer le bon air de mes arbres, entendre le murmure des ruisseaux et le chant des oiseaux. Ah les trilles du rossignol, à la vesprée ! Qu’elle est donc leur différence ? De leurs abris venus d’ailleurs ? « J’aime l’intimité que procure la yourte, sa rondeur me rassure », explique-t-elle à la télévision.  J’avoue savourer tout autant le confort simple de ma maison. « Lorsque nous partirons, nous ne laisserons pas de traces. » Je tiens ma maison, c’est vrai, de mes parents qui la tenaient eux-mêmes de leurs parents et c’est là plus qu’une trace, c’est un ancrage dans une terre, un terroir. Leur marginalité ne tiendrait-elle qu’à une notion de propriété ? Bien des habitants des Monts ne sont pas propriétaires de leur maison. Ils n’en sont pas pour autant considérés comme des marginaux ! D’où vient alors ce rejet ?  De la peur d’une fausse différence ? Étrange paradoxe d’une société dont l’individualisme est la religion mais qui rejette la singularité. Le dogme de la pensée correcte qui imprègne l’air du temps impose l’uniformité. Aucune tête ne doit dépasser. Le Grand Jardinier lui-même, planté comme un roseau au milieu de sa pelouse, rêvait de normalitude. Mais la réalité le rattrape. L’œil grave et cravaté de frais, il finit par adopter l’originalité de sa fonction, auréolé des ors de la tradition. Car la réalité de la nature, c’est la diversité.  Et c’est même l’un des plus importants chevaux de bataille des Moustaches Vertes de la société civile. Comment peut-on demander à l’un d’afficher sa différence et la refuser à ces modestes familles installées là-bas, aux rives d’un village perdu à la lisière des Monts ? La justice a été convoquée pour dire la loi. Elle ne règlera rien à l’affaire. Le non-conformisme n’entre jamais dans les cases prévues à cet effet. Il faudra encore maints débats et maints attendus pour faire accepter la tolérance, corolaire obligé pour une société  vivante. (© 3 février 2011 / 29 novembre 2012 Roland Bosquet)