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Chroniques d'un vieux bougon
17 avril 2013

Calcul mental

calcul

      La scène se déroule dans la salle de classe. Le poêle à bois trône en son centre avec son long tuyau noir qui monte jusqu’au plafond. On ne sait pas ce qu’il devient ensuite. Peut-être se perd-il lui aussi dans l’espace infini comme la fumée qu’il conduit. Pour l’heure, le feu est éteint. Le fond de l’air du matin est encore frais mais il ferait beau gaspiller le bois fourni par la commune ! Calligraphiée en haut du tableau noir, la morale du jour rappelle d’ailleurs que bon pain dans l’armoire vaut mieux que miettes sur la table. Ici ou là, fusent un murmure, un soupir, un grognement ou un raclement de gorge vite éteints d’un regard du maître armé de sa longue badine de coudrier. Comme chaque matin, après l’entrée dans la classe en rang par deux en scandant quelque marche militaire du début du siècle, commence la séance de calcul mental. Trois coups de badine sur l’estrade sonnent le lever de rideau. Claquement des ardoises sur les tables. Crissement de la craie sur le tableau : 12x54. La badine, encore elle, rythme les secondes abandonnées à la réflexion. Échanges de regards, haussements d’épaules désabusés, crissements frénétiques des craies sur les ardoises. Martin ? Martin se lève : 548. Rires discrets. Louis ? Louis se lève, la moue piteuse. Alors Louis ? Euh… 684 ! Rires un peu moins discrets. Des épaules se redressent dans l’espoir que le maître va enfin remarquer ceux qui savent. Il les connaît bien, le maître, ceux qui savent. Ce sont toujours les mêmes, ceux du premier rang. Ce qu’il veut, c’est une réponse juste de la part des élèves réfugiés au dernier rang. Il descend de son estrade et avance quelques pas dans leur direction, badine en avant. Les têtes se recroquevillent dans les épaules. Güscht, un grand dégingandé d’Alsacien réfugié au Pays pendant la guerre et qui sera écarté du Certificat d’Études pour cause d’échec garanti, affiche un sourire un peu niais. Son épaisse chevelure ébouriffée comme la toison d’un mouton avant la tonte protège efficacement son crâne  de toute intervention éducative. Mais ce n’est pas vers lui que se dirige le maître. Près de la fenêtre, le nez en l’air et le regard perdu dans les nuages comme s’il y cherchait un indice salvateur, Albert ne voit pas le maître approcher. La badine siffle dans l’air soudain silencieux. Haie ! Alors, Albert ? Quoi m’sieur ? Rires de ceux qui n’auraient pas su répondre ;  ils seront épargnés cette fois-ci. Douze fois cinquante quatre ? Chacun retient son souffle. La solution fuse comme une flèche. Directe, claire, définitive. 648 m’sieur ! Un soupir presque inaudible de soulagement traverse la classe. Retenue jeudi toute la journée pour cause de distraction ! Le maître regagne son estrade. Alors Martin ? 648 m’sieur ! Bien, au suivant ! Albert se demande encore, soixante ans après, comment il a pu donner le bon résultat. Il n’a jamais été bon en calcul mental.

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