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Chroniques d'un vieux bougon
15 janvier 2014

Le temps qui efface

le_temps_efface

       Il se réveilla, ce matin-là, de fort méchante humeur. Des bêtes avaient rôdé toute la nuit autour de leur abri et il avait dû veiller. On ne sait jamais. Certaines, plus hardies ou plus affamées, n’hésitaient pas à attaquer. Il ne s’était endormi qu’au petit matin, rassuré par les premières lueurs du jour qui indiquent que le soleil est bien revenu. Dans un monde en perpétuel changement, on ne pouvait en effet compter sur rien. La lune par exemple. Comme le soleil, elle circule dans le ciel. Mais avec la plus grande fantaisie. Une nuit elle brille presque autant que l’astre du jour. Mais la nuit suivante, elle commence déjà à disparaître, comme rongée par quelque bête gigantesque. Puis vient le temps où on ne la voit plus. Jusqu’à ce qu’elle revienne, peu à peu. Comme si la bête recrachait les morceaux qu’elle avait grignotés. On ne peut se fier totalement à la lune. Même si ses retours et ses disparitions semblent à peu près réglés. Dans ce monde en perpétuel changement, on ne pouvait s’appuyer sur rien. Il se leva, fourragea dans sa crinière pour en chasser deux ou trois bestioles qui s’y étaient réfugiées et descendit vers la rivière. En arrivant sur la grève, il remarqua aussitôt sur le sable les traces du passage d’un animal. Il ne put l’identifier mais se promit malgré tout de les suivre jusqu’à son repaire. Il enfonça ses mains dans le flot paisible qui venait mourir à ses pieds, s’aspergea copieusement le visage en s’ébrouant et but une longue gorgée d’eau. C’est alors que son regard tomba sur ses doigts. Ils avaient perdu la couleur rouge acquise dans les entrailles de la bête qu’ils avaient tuée quelques jours plus tôt. Il se souvenait les avoir essuyés contre la grosse pierre ronde contre laquelle il s’était endossé, épuisé par la poursuite de l’animal. Son regard se porta sur l’emplacement qu’il occupait alors. La trace rouge de ses doigts était toujours là, bien visible et bien nette. Intrigué, il l’atteignit en trois pas et l’effleura d’un index prudent. Rien ne se produisit. La marque était toujours là. Bien visible et bien nette. Comment cela se faisait-il ? Tout changeait sans cesse autour de lui mais l’empreinte de ses doigts était toujours là ! Est-ce que sa propre action aurait plus de force  que celle du vent, de la pluie, de la chaleur ou du froid ? Les traces de ses propres pas dans le sable ne duraient jamais très longtemps. Cassait-il une branche d’un arbrisseau que la cicatrice disparaissait dès le retour des temps de chaleur. Tout bougeait, tout changeait autour de lui mais l’empreinte de ses doigts demeurait. Cela signifiait-il qu’il existe un temps qui bouge et un autre temps qui ne bouge pas ? Un temps qui change à chaque instant et qui disparaît en emportant nos actions dans sa besace. Comme pour s’en nourrir. N’en restent parfois que quelques bribes d’images dans la tête mais elles s’effacent bientôt à leur tour. Et un temps immobile et stable, qui fixe les actions et dont le souvenir reste inscrit dans la tête. Au moins pour un certain temps. Est-ce que, lorsque le souvenir de son geste d’essuyer ses doigts aura disparu de sa tête, les empreintes seront encore visibles sur la pierre ? Car si c’était le cas, cela signifierait qu’il ne s’agit pas d’une illusion comme le reflet des nuages dans l’eau mais bien de quelque chose de tangible. De quelque chose qui ne passe pas. De quelque chose qui demeure. De quelque chose sur lequel on peut s’appuyer dans ce monde en perpétuel changement. Il regagna l’abri où ses compères s’éveillaient l’un après l’autre en grognant à leur tour. Il savait qu’il venait de faire une découverte. Il ne savait pas encore de quoi mais il était persuadé que c’était important. Puis un petit se mit à pleurer. Au loin, un loup glapit et une bête meugla dans les bois tout proches. Il secoua de nouveau sa crinière et pensa qu’il leur faudrait retrouver la bête qui avait laissé des traces de son passage dans le sable de la rive. Leur réserve de nourriture était épuisée. Ainsi va le monde ; il est plus souvent guidé par son estomac que par ses idées.

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