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Chroniques d'un vieux bougon
21 janvier 2014

Avec componction

componction

        Les traits tirés et l’œil chassieux, ils sont venus des quatre coins dès la nouvelle connue. Au premier rang, bien sûr, ses épouses en tenue de grand deuil. La première renonce à masquer un chagrin qu’elle tamponne régulièrement d’un mouchoir délicatement brodé. À ses côtés, une jeune femme au maintien d’infirmière tente de la soutenir et se fait rabrouer à chaque tentative. La seconde épouse veille à combattre un affaissement naturel de sa personne et à redresser le front. Soit digne et tais toi ! Comme d’habitude ! À quelques pas, sa fille. Le regard égaré vers un ailleurs perdu, elle semble rêver à ce père qu’elle a si peu connu mais qui était, paraît-il, si bon. Par respect pour le protocole, elle s’est glissée dans une longue robe noire aux reflets chamarrés qui mettent en valeur ses courbes gourmandes et sa nuque d’ébène. Elle n’a pu renoncer, par contre, aux magnifiques chaussures rouges qu’elle vient tout juste d’acquérir. Elles lui vont si bien ! Une petite assemblée les entoure. Les inévitables officiels. Impeccables et sévères comme il se doit en pareilles circonstances et exposant avec tact une émotion de bon aloi. Ils sont là en souvenir d’une proximité qu’ils auraient partagée avec le défunt. Relations politiques, commerciales, celles que l’on appelle pudiquement d’affaires, administratives, l’administration est partout, loisirs aussi, bien sûr. Ils s’attachent discrètement à présenter le meilleur profil aux photographes. On ne sait jamais avec ces journalistes. La foule du petit peuple se presse non loin de là, bavarde et désordonnée, accrochée aux barrières pour ne perdre aucune miette du spectacle. Chapeau rouge, casquette jaune, foulard bleu, épais manteau au vert criard, veste de chasseur au long cours. D’anciens obligés qui se croient encore redevables. Une ou deux anciennes maîtresses qui préfèrent garder l’anonymat mais tiennent à lui murmurer, en secret,  un dernier hommage. Et peut-être aussi un ou deux anciens adversaires qui ne lui en veulent plus vraiment. C’était il y a si longtemps ! Les anecdotes circulent de groupe en groupe, rigolardes, cruelles, salaces, parfois,  joviales ou désolantes selon qui la rapporte. Soudain, la voix grave et râpeuse du vieux Ferdinand s’élève au-dessus du brouhaha. « C’est qui aujourd’hui ? » Il était cantonnier et depuis qu’il a été mis à la retraite, il ne manque aucun enterrement. À chacun ses distractions après tout ! Une volée de "chut" répond aux ricanements. « C’est l’ancien maire, pardi ! » Ferdinand scrute la ligne noire des personnalités. Le Conseiller Général, le Député, le précédent Député qui espère le redevenir, un jeunot habillé en croque-mort qui pourrait être le chef de cabinet du Préfet, le nouveau maire, bien sûr, entouré de son conseil municipal, une femme en uniforme bleu-marine, deux gendarmes raides comme la loi en tenue de cérémonie, le maire du chef-lieu de canton, la femme en uniforme pourrait être la Sous-préfète, le propriétaire du supermarché et le nouveau directeur, normal, c’est tout de même lui qui a payé le rond-point, il a des droits. Et quelques autres "huiles" que Ferdinand ne reconnaît pas. La camionnette des Pompes Funèbres apparaît alors derrière la haie d’ifs. Chacun se redresse. La première épouse laisse échapper un sanglot vite réprimé par sa voisine. Les garçons de cérémonie s’agitent en tous sens. Le curé et son enfant de cœur approchent de leur côté. Un vrai silence se répand peu à peu après le dépôt du cercueil sur les planches posées en travers du caveau de marbre. Après les prières pour la religion et les discours pour la politique, les aides descendent le défunt dans la fosse. L’assistance défile avec componction, dépose sa poignée de pétales de roses et se disperse dans toutes les directions. Car passés les murs du cimetière, le monde poursuit cahin-caha sa course habituelle.

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Commentaires
V
Pour un peu, on se mettrait à aimer ce monde réuni autour de la bière. Tout est tellement conforme à la pièce de théatre qui se joue de temps en temps dans nos villes et villages. Finalement, tout est normal dans ce cimetière : la curiosité des uns et les airs entendus des autres au moment où s'achève une saga humaine. Deux tableaux me charment spécialement : la componction qui fait partie du savoir-vivre et "la prière pour la religon"; on peut dire qu'elle en a de plus en plus besoin à force d'être malmenée.
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