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Chroniques d'un vieux bougon
4 mars 2014

Poésie du nutritif

poesie_du_nutritif

       Il était de tradition populaire de faire ripailles une dernière fois avant d’entrer en carême. Le jeûne et l’abstinence sont de moins en moins suivis. Fêtes et ripailles demeurent. On les honore de cent manières et fort différemment d’autrefois. C’est ainsi que la cuisine est devenue un "must", un "top", que dis-je, plus qu’une mode, une esthétique.  Devant cet engouement, les chaînes de télévision ont multiplié les émissions gastronomiques où officient sous nos yeux ébahis les maîtres eux-mêmes du bon goût culinaire. Le temps n’est plus où la matrone du sud-ouest tordait le cou du canard en direct, assommait l’anguille récalcitrante et touillait gaillardement la gamelle de sa cuillère de bois. Il s’agissait alors d’assurer la tambouille du midi pour une compagnie d’hommes affamés de retour des champs. Il fallait faire bon, bien sûr. Et les ingrédients sortis tout droit de la ferme étaient naturellement goûtus. Il fallait aussi faire nourrissant et énergétique. Il fallait autant nourrir les yeux que remplir le ventre. Mais le monde a changé. Il exige de nos jours du raffiné, de l’élégant, du savoureux certes, mais avec grâce et légèreté, en un mot du délicat. On se contentait hier d’une assiette bien remplie, fumante et odorante. Elle doit être aujourd’hui amincissante, élégiaque et bucolique à la fois  et évoquer une véritable poésie du nutritif autant qu’un minimal-art digne des toiles de Hong Yi. Cézanne et Chardin peignaient des victuailles qui débordaient avec générosité.  On les quittait repu et l’estomac garni. Nos dresseurs d’aujourd’hui jouent de virtuosité pour présenter des couleurs en apesanteur et des bouchées à la limite de la microgravité. C’est si ravissant qu’on n’ose y toucher. Un geste malhabile, un écart malheureux et s’évanouit la belle ordonnance des petits points rouge carotte en suspension à la périphérie de la sculpture au vert fluoresçant d’une taille inversement proportionnelle à celle de l’assiette. "Est-ce que c’est bon aussi ?" se demande le béotien. Si c’est bon ? Le menu est à 300 euros et il se demande si c’est bon ! Le regard scandalisé du chef de rang liquéfie littéralement ce rustre ignare tout droit sorti du fin fond de sa campagne. « Noisette de biche rôtie, parfumée au poivre du Vietnam et à la cannelle, quetsches à la lie de vin, feuille de vigne croustillante, figue sèche, bulagna et salsifis(*) ! » « Ne vous fâchez pas mon brave ! C’est seulement que j’ai coutume de voir ce que je mange. Et ici, je ne vois guère que de la décoration moderne. » C’est bon, bien sûr. Et fin. Très fin même. Jusqu’à la plus fine nanoparticule. Le palais est envahi d’un nuage de saveurs qui s’effleurent, se croisent, se flattent mutuellement sans se chevaucher jamais et convoquent à la fois les forêts de feuillus, les contrées exotiques, la richesse des terroirs et le potager familial. Un voyage autour de la Terre et des saisons en quelques coups de fourchette. Le cérémonial qui tourbillonne autour des convives est un peu désuet et pesant, mais ils l’oublient vite. Et pour clôturer leurs agapes, ils remercient le chef et ses équipes avec la même chaleur que leur cantinière habituelle. Trois étoiles ? Auberge de campagne ? Pourquoi choisir ? On voit par là que le monde peut parfois tourner un peu moins de travers. (*Pierre Gagnaire) (Lire aussi la chronique intitulée une auberge d’exception du 22 novembre 2013)

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