Les chemins du temps perdu.
Branle-bas de combat, ce dimanche matin, chez mes voisins agriculteurs, Hélène et Sébastien. Comme chaque année, ils avaient affermé des jachères à l’autre bout de la vallée pour y faire paître leurs moutons pendant la belle saison. L’arrivée des froidures et des intempéries marque leur retour vers des prés et des bergeries plus proches de la ferme elle-même. Comme chaque année, ils ont réquisitionné quelques connaissances. Outre le vieux bougon, ont répondu à l’appel l’ami Joseph dont on attend encore le premier mot et notre voisin commun Daniel, qui a abandonné pour la journée ses ordinateurs et ses fours de céramiste. Leur fils Kevin, rapatrié pour l’occasion de son école lyonnaise de commerce, s’est joint à nous. Sarah, leur fille, restera au foyer pour pouponner une petite Camille au babil déjà bien affirmé. Par contre, son compagnon Antoine, qui s’est exceptionnellement rasé de près avant d’enfourner ses épais cheveux sous un bonnet de laine manifestement tricoté par sa grand-mère, nous accompagnera. Assis autour de la grande table de la cuisine devant un café noir et des brioches maison, nous écoutons les conseils du chef. Nous ne distinguons d’abord sur la carte d’État-major étalée devant nous que des lignes et des courbes aux sinuosités énigmatiques. S’étalent cependant en caractères gras les noms du chef-lieu de canton, au nord, et celui, au sud, de la ville voisine. Le sillage de la voie express qui relie cette dernière à la préfecture dessine de part en part une longue saignée brune à travers les champs et les bois. Au centre de cette trame aux lignes torturées serpentent les chemins que nous devrons emprunter. Chemins bordés de palisses et creusés par les attelages de générations de paysans, chemins ferrés aux ornières comblées de granit arraché aux carrières locales, chemins blancs encaissés de calcaire charentais et larges chemins forestiers enserrés entre deux barrières de châtaigniers et de fayards. Nous prendrons par ici, nous désigne notre guide du doigt. Ce n’est pas bien praticable mais nous nous épargneront des kilomètres et du temps ! Et je prends conscience de l’étrangeté de cette "opération" à l’organisation quasi militaire. Nous avons en réalité sous les yeux une cartographie du temps perdu. Du temps perdu dans les siècles passés parce que, hormis quelques réfractaires en costume folklorique pour journalistes de la télévision, les rares transhumances qui se font encore aujourd’hui utilisent des camions. Du temps perdu sur l’horloge de la modernité parce que nous marcherons sur nos deux jambes au rythme des brebis et de leurs agneaux à l’heure du TGV, de l’autoroute et d’internet. Du temps perdu à humer l’air embaumé des effluves d’humus et de terre mouillée. Du temps perdu à admirer les jeux du soleil dans les dernières feuilles ambrées de rosée des arbres souvent centenaires. Du temps perdu à goûter la paix d’un étang "court sur vague" cher au poète André Duprat (Chronique du 16 juillet 2014). Du temps perdu à écouter rire et chanter les elfes des bois et des sources sauvages. Du temps perdu qui nous laisse aujourd’hui encore bien des plaisirs à savourer.
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