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Chroniques d'un vieux bougon
14 mars 2017

Quand Homo devient sapiens.

sapiens1

     Comme chaque semaine, j’apporte à mon amie Marthe Dumas sa ration de magazines. Tandis qu’elle s’affaire dans sa cuisine pour préparer notre repas, je rejoins Joseph, son homme de main comme elle dit, assis sur le banc de bois qu’il a installé devant la maison. Il m’accueille de son habituel grognement. Comme s’il cherchait inconsciemment à retrouver cette époque lointaine où notre cousin Neandertal bivouaquait encore dans nos régions tempérées. Sous l’avancée de pierre, les femelles surveillent le feu et bavardent tranquillement en buvant une tisane à la camomille réputée faciliter la digestion. Assis à l’ombre d’un fayard, les hommes se préparent à la chasse. Les uns sculptent à petits coups secs des pointes de silex tandis que d’autres les ligaturent au bout de leurs lances de bois d’orme à l’aide de tendons de phacochères. Autour d’eux des enfants en bas âge jouent à se poursuivre à grands cris. Légèrement à l’écart de cette agitation et le dos appuyé contre la roche, l’Ancien réchauffe ses vieux os au soleil. Les yeux mi-clos, il semble dormir. Mais peut-être rêve-t-il, en réalité, à ces jours heureux où il était encore le meilleur coureur du groupe et pouvait attraper un cerf qu’une traque savante et opiniâtre depuis le lever du jour avait épuisé. Il était alors fêté comme un héros à son retour au campement et les femelles le regardaient avec des yeux brillants. À moins qu’il ne se rappelle ce jour funeste où des loups l’avaient encerclé et gravement mordu à une jambe. Ses compagnons, par atavisme sans doute, l’avaient porté sur leurs épaules pour rejoindre le bivouac. Au bout de trop nombreuses lunes de repos forcé, il avait enfin pu marcher de nouveau mais il ne courrait plus jamais aussi vite ni aussi loin. C’est donc avec une grande nostalgie au cœur qu’il regarde aujourd’hui les hommes absorbés par leurs préparatifs. Il n’ignore pas qu’ils envisagent d’émigrer vers une vallée perdue au cœur des Monts où l’herbe serait plus verte et le gibier plus abondant. L’un d’eux, qui lui ressemble tellement qu’il pourrait bien être son fils, l’a évoqué devant lui, la veille, à mots couverts. Les autres se sont plus ou moins récriés. Mais il sait bien qu’il représente désormais un fardeau et qu’ils attendent avec impatience qu’il ferme les yeux et cesse de respirer pour lever le camp après avoir respectueusement recouvert son corps de quelques pierres pour le protéger des charognards. Troublés, cependant, par sa longue immobilité, les hommes le rejoignent et s’inquiètent. Il consent alors à ouvrir les yeux et les fixe l’un après l’autre avec attention. Souvenez-vous, grogne-t-il enfin dans sa barbe éparse, souvenez-vous que le chasseur sur la colline voit plus loin que la biche qui broute dans la vallée ! Ils se regardent sans comprendre. Que vient faire là cette biche égarée loin de son troupeau ? Pourquoi le chasseur guette-t-il sur la colline quand le gibier attend dans la vallée ?  Ils osent timidement une question puis deux. Mais devant le mutisme du vieillard, ils haussent les épaules et reprennent leur tâche. L’Ancien abandonnera son dernier souffle dans le silence de la nuit. Au petit matin, le sens de ses étranges paroles se dévoilera alors à l’entendement des siens. Hauteur de vue vaut mieux que bassesse et médiocrité ! Ils deviendront sans le savoir les premiers sapiens de l’Histoire de l’Humanité. Quelques centaines de milliers d’années plus tard, l’un de leurs descendants, Socrate, inventera le concept du "connais-toi toi-même" et son disciple Platon, celui de la caverne. D’autres développeront la poésie, le bilan comptable et le texto de cent quarante caractères. Mozart composera sa sonate pour piano K310, Francis Lopez la musique de l’opérette "La belle de Cadix", les partis politiques la campagne électorale et Michel Onfray son Décadence. Ils nous laissent, les uns et les autres, bien des choses à penser.

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Commentaires
L
côté progrès on peut (peut-être) enlever le bilan comptable et les textos. Et merci, j'ai adoré cette traversée des millénaires en quelques centaines (milliers?) de caractères
Répondre
L
Et Hergé Tintin et Milou...
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