Obsolescence programmée.
La mairie du village est en effervescence. Dressée au milieu d’un capharnaüm digne d’un vide-grenier de parents d’élèves, la secrétaire distille ses ordres à deux costauds aux bras encombrés d’un paquet volumineux. On la met où, madame Mireille ? interroge le plus âgé. Je demande innocemment de quoi il s’agit. De la nouvelle imprimante-photocopieuse, me réplique l’interpellée d’une voix acide. L’autre est déjà en panne ! Irréparable, soi-disant. Il m’a fallu trois ans pour m’y faire. Tout est à recommencer ! Notre brave fonctionnaire municipale n’est pas éloignée de penser que le fabricant lui-même aurait conçu sa machine de telle manière qu’elle expire au bout de la quatrième année pour le seul plaisir sadique d’alimenter ses cauchemars nocturnes. Si tel est le cas, ses intentions sont probablement plus mercantiles que perverses. Après enquête, diverses associations de protection du consommateur distrait auraient en effet détecté un logiciel malveillant dissimulé dans les entrailles des lave-linges, des sèche-cheveux et autres imprimantes d’ordinateur et fixant, dès leur sortie d’usine, leur date de départ pour la réforme. En termes savants, ils appellent ce procédé : programmer l’obsolescence. L’industriel qui s’y adonnerait pourrait bien sûr être poursuivi par la justice puisque la législation l’interdit. Il serait toutefois probablement relaxé tant la preuve de l’infraction semble difficile à apporter. Mais nul ne doute, en tout état de cause, que sa conscience d’honnête homme en serait profondément troublée sinon même affectée. Et pourtant ! La nature elle-même se livre elle aussi à cette pratique en toute impunité. Nombre de plantes qui naissent au printemps savent, dès leur premier cotylédon, qu’elles verront leurs fleurs à la beauté virginale butinées par de robustes bourdons, de délicates abeilles ou de fugitifs papillons et qu’elles dépériront ensuite avec l’arrivée de l’automne et des feuilles mortes. Leur mort est programmée. Les arbres eux-mêmes, en dépit de leur force et de leur puissance, subissent ce destin. Ils savent, dans leur sève, dans leurs branches, dans leurs racines et dès le premier anneau de croissance imprimé dans leur tronc que leur durée de vie ne dépassera pas, en moyenne, celle de leur famille. Il en est, certes, qui peuvent atteindre des âges canoniques tel le cyprès d’Abarqu en Iran qui sortit de terre alors que le pharaon Mentouhotep troisième du nom montait sur le trône d’Égypte ou tel le créosotier de Californie qui connut les débuts chaotiques de l’agriculture, il y a 12 000 ans. Mais non seulement, comme l’oublie souvent le boursicoteur ordinaire, les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel mais ils meurent à la date prévue par leur nature. Sapiens lui-même n’est pas épargné par cette dure loi d’airain. Quand il n’était encore qu’un chasseur-cueilleur arpentant les savanes africaines puis les plaines d’Asie et du Moyen-Orient, il célébrait rarement son quarantième anniversaire. Quelques sujets, plus chanceux, pouvaient parfois devenir quinquagénaires sinon même sexagénaires mais ils représentaient alors une charge bien lourde pour leurs proches. Aujourd’hui et nonobstant les pernicieux défauts de nos sociétés postmodernes du flux perpétuel, le Sapiens ordinaire vit, quant à lui, beaucoup plus longtemps. On voit même de musculeux centenaires chevaucher gaillardement leur vélocipède ou de tendres grand-mères boire leur petit verre de porto en guise de dessert. Mais les statisticiens n’en sont pas moins formels. Il ne resterait à ce jour à un citoyen français ordinaire né tout juste après la dernière guerre que 5200 jours à vivre. Et cette programmation laisse à ses héritiers perplexes bien des choses à penser.