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Chroniques d'un vieux bougon
9 janvier 2018

Mémoire et souvenirs

memoire_emotions

     Visite rituelle chez mon amie Marthe Dumas pour lui porter sa ration hebdomadaire de lecture. Ses 86 ans pèsent autant sur ses épaules que les jours gris et froids de l’hiver. Mais enfouie dans son fauteuil de rotin avancé devant l’âtre où fument les traditionnelles bûches de frêne et de fayard, elle n’a rien perdu de sa causticité naturelle. Elle me relate pour l’heure une anecdote de sa jeunesse où ses parents l’auraient grondée pour avoir abandonné les trois vaches dont elle avait la garde pour batifoler dans l’ombre d’un hallier avec celui qui deviendrait plus tard son époux. Anecdote cent fois entendue mais parée aujourd’hui de nouveaux ornements.

     Les souvenirs sont ainsi. Ils ont leur vie propre, indépendante de la mémoire, du passé comme de l’avenir, et ils peuvent à tout moment submerger le présent comme une vague de solstice balaie une plage, une lagune, un village entier. Mon père lui aussi aimait à raconter. Dès le début de la guerre, il avait été convié en résidence dans un stalag de Poméranie et affecté dans une ferme proche en remplacement des propriétaires envoyés sur le front. Outre les rudes hivers auxquels sa Normandie natale ne l’avait pas habitué et la si longue séparation d’avec sa famille, les événements les plus forts qu’il eut à connaître furent sans doute les bombardements américains. L’odyssée qu’il en restituait était toujours agrémentée du bruit des explosions qui devenaient au fil des années de plus en plus assourdissantes. Au point qu’on aurait pu croire qu’elles avaient, à elles seules, orienté le cours de l’Histoire et accéléré la reddition que l’on sait. Mais c’était encore l’émotion qui l’étreignait alors qui impressionnait le plus. Émotion qu’il savait transmettre à son auditoire même si, avec le temps, celui-ci l’accompagnait souvent de sourires entendus. Ainsi, porté par un lyrisme ardent et inspiré, il s’autorisait parfois des détails jusqu’ici demeurés dans l’ombre. Détails qui n’avaient pas toujours de réelle importance sur le déroulement de la chronique elle-même mais qui y apportaient une touche d’humanité supplémentaire. Je coupais du bois dans la forêt quand on a entendu les premiers avions. Les femmes pleuraient lorsque je suis rentré à la ferme : la mère son mari, l’aînée son père, la jeune son frère. Les gardiens étaient comme fous. Ils étaient trop âgés pour aller combattre mais si certains attendaient l’échéance qu’ils savaient inéluctable avec appréhension et d’autres levaient le poing au ciel en crachant des injures. Il parlait de ses peurs aussi, bien sûr, et de celles de ses compagnons prisonniers comme lui. Peurs ancestrales de la souffrance et de la mort mais peurs mêlées aussi d’espérance et de fierté. Comme si les bombardiers alliés, qui volaient à 10000 mètres d’altitude pour se garder des tirs des batteries de défense, s’étaient spécialement déplacés d’Angleterre pour les libérer. Il ajoutait, extrapolait, mêlait parfois les dates et les lieux mais on ne pouvait réellement parler d’affabulation ou d’exagération. Tout était vrai même si ces petits accommodements ne reflétaient pas l’exacte réalité des faits. Et qui aurait pu lui en tenir rigueur ? Qui n’a jamais enjolivé quelque bagarre dans la cours de récréation, enrichi une aventure de vacances avec une lointaine cousine, enrobé d’un compliment une appréciation d’un professeur, suggéré les félicitations d’un membre du jury à l’issue d’un oral d’agrégation ? Qui n’a jamais embelli une rencontre par un bel après-midi d’été, un concert entre amis, un repas dans un grand restaurant ? Il s’y glisse sans doute un soupçon de forfanterie mais c’est surtout le rappel d’émotions si profondes qu’elles avaient peut-être alors déterminé toute une vie.

     On n’en retiendra plus tard que les jours ensoleillés parce que leur exposition apporte encore un chaleureux bien-être, une fièvre qui éclaire les grisailles du temps. Alors, ne vous moquez pas des vieux qui radotent et semblent toujours "en rajouter" un peu. Ce n’est pas pour se donner de l’importance. Qu’en feraient-ils désormais ? Ils ne désirent qu’égayer leur présent et ils enrichissent aussi le vôtre si vous savez les écouter. (Lire L’Ordre étrange des choses d’António Damásio aux éditions Odile Jacob)

(Suivre régulièrement les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)

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Commentaires
C
Le souvenir est toujours fragmentaire et souvent embelli, tant mieux d'ailleurs parce que cela nourrit le récit. Coïncidence, je suis en train de lire "L'imposteur" de Javier Cercas sur un militant politique et syndical espagnol qui, lui, avait réinventé complètement son passé en prétendant avoir été déporté en camp de concentration
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L
Je me suis toujours méfié de la mémoire, qui souvent, nous interprète à sa façon les évènements vécus. Mais cette "facétie" humaine n'est-elle pas là pour notre salut ? A réfléchir. J'en profite pour vous présenter mes voeux cher Vieux Bougon, et que cet an neuf continue à nous porter vos bons mots.
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M
Mon papa qui était aussi prisonnier en Allemagne, n'était pas raconteur. Mes grands-parents qui avaient connu la guerre de 14 ne l'étaient pas non plus. Maintenant qu'ils sont tous morts, je m'aperçois que j'aurais dû leur poser des tas de questions.<br /> <br /> J'essaie, quitte à être radoteuse, de raconter le plus possible de souvenirs à mes enfants et ai fait des chapitres sur ce sujet sur mon blog. J'ai connu chez ma grand-mère la vie sans eau ni électricité, puis la révolution industrielle et les temps modernes que je n'apprécie pas.<br /> <br /> Il parait que le modernisme va atteindre l'écriture avec l'écriture inclusive. J'ai lu sur ce sujet un article très drôle. Qu'en penses-tu?:<br /> <br /> http://lamenagere.over-blog.com/2017/11/dis-maman-c-est-quoi-l-ecriture-inclusive.html
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L
Comme dans le midi, on enjolive, on exagère...
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