La dictature du mot de passe.
Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, ma visite matutinale des quatre coins de mon courtil est un rituel incontournable. D’un mot, d’une phrase ou d’un silence, je salue mes bouleaux, fayards et châtaigniers, le couple de pigeons installé à demeure dans l’ombre des sapins, les tourterelles en controverse dans l’érable commun et les merles afférés qui chassent encore du bec les perles de la nuit épinglées à leurs plumes luisantes de rosée. De retour en mon antre, je glisse sur la chaîne hifi une sonate de Mozart, Schubert ou Rachmaninov et allume mon ordinateur.
On lit dans la Bible (Épitre de Paul aux Romains 11/33) que les voies du Seigneur sont impénétrables. Celles de l’informatique le sont aussi ! Après m’avoir longuement souhaité la bienvenue, un panneau sur l’écran m’annonce que des mises à jour sont en cours d’installation : "please wait". J’attends donc et profite de l’intermède pour remplacer Rachmaninov par la symphonie en ré mineur de César Franck, 30% ! L’allégro ma non troppo s’achève, 75% ! La dernière note de l’allégretto n’est pas tombée que l’ordre apparaît : éteindre et rallumer. Discipliné, je m’exécute avec toutefois l’impression que la machine hésite. Comme si elle se demandait si je suis vraiment digne d’elle. Une nouvelle injonction s’inscrit malgré tout sous une petite case blanche sur le fond noir : mot de passe ! Je tape consciencieusement les lettres requises. Mot de passe périmé ! Et je me souviens que l’informaticien qui m’assiste, pour ne pas dire pilote, et qui séjourne actuellement à l’autre bout du monde, avait choisi pour des raisons de sécurité de n’accorder qu’une durée limitée à la validité de cette clé pourtant indispensable. Je crée donc un nouveau code facile à retenir et l’introduis. Refusé. Mettre des chiffres et des lettres. Sans doute ce que l’on appelle communément le syndrome Romejko. Je cède en espérant n’avoir pas besoin de réveiller mon technicien préféré. À mon grand soulagement, l’inquiétante évocation d’une huile de Pierre Soulages qui m’avait accueilli est remplacée par un aimable chemin forestier au cœur de l’automne
Comme chaque matin, je me mets ensuite en quête des courriels régulièrement glissés dans ma "boite mails" par des mains attentionnées. Et la sanction d’échoir derechef : mot de passe ! L’appareil aurait dû le conserver dans les méandres de ses mémoires. Hélas, la sureté étant son obsession, il n’en a rien fait. Retrouver le fameux sésame que j’ai bien dû "sauvegarder" quelque part n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Et pour tout dire impossible malgré mes pressantes invocations au dieu lare qui veille d’ordinaire sur mon bureau. Cliquer sur la rubrique mot de passe oublié, en choisir un nouveau et attendre. Le système m’informe qu’une confirmation m’est demandée par "email" ou par téléphone. Je sors donc ce dernier de sa coque protectrice (je ne l’utilise guère plus de deux à trois fois l’an) en espérant que la batterie n’est pas une fois de plus déchargée. Elle ne l’est pas. Je communique fébrilement mon accord. Mais le temps d’attente étant dépassé, la connexion avec le serveur est interrompue. Je sens que je vais bientôt moi aussi me déconnecter. J’effectue une nouvelle tentative. Avec succès cette fois. Une quinzaine de messages publicitaires s’installent sans vergogne. Je les jette dans la poubelle virtuelle.
C’est alors au tour du téléphone fixe de se rappeler à mon bon souvenir. Je programme la mise en veille de l’ordinateur et me précipite. Mais la patience n’est pas la première qualité de qui souhaite me contacter. « Vous avez de nouveaux messages. Pour les lire taper **** » C’est ma voisine Hélène. « Vous venez manger avec nous ? J’ai fait de la teurgoule.» Je n’écrirai donc pas de chronique aujourd’hui.
(Suivre régulièrement les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)