Perfusion.
Il m’arrive comme à chacun de fréquenter un supermarché. Celui du chef-lieu de canton voisin a la particularité de ne se situer qu’à quelques encablures de mon courtil, de ne s’être pas répandu dans les champs alentours et d’avoir ainsi conservé une taille humaine et, surtout, d’avoir cultivé entre le personnel et les clients un reste de convivialité. (*) Je dois, pour y accéder, traverser un modeste village réputé pour son église du XIIIème siècle avec retables du XVIème et stalles du XVIIème inscrits au catalogue des monuments historiques. Mais c’est l’heure de la sortie de l’école et une petite foule occupe la chaussée. Deux mères brandissent un calicot maladroitement taillé dans un vieux drap et orné de graffitis que je ne déchiffre pas bien. L’épaule encombrée de sa caméra, un cadreur de la télévision locale cherche le meilleur éclairage et l’échotier du quotidien régional prend en notes les propos du maire. J’en lirai le compte-rendu le lendemain matin, au bureau de tabac-presse.
Quand l’édile fut élu pour la première fois,ce petit bourg de campagneétait encore en plein essor. Il a hélas depuis bien périclité. Faute d’usagers, on y a supprimé le bureau de poste au départ à la retraite de la guichetière qui y délivra les timbres et enregistra les recommandés pendant près de vingt ans. Faute de repreneur, vint le tour du boulanger d’éteindre son fournil à l’aube de sa soixante-sixième année. Il est décédé deux ans plus tard et sa veuve a rejoint leurs enfants installés en Auvergne. Faute de clients, le coiffeur, un grand maigre au teint bistre monté d’Espagne, rangea un jour ses peignes et ses ciseaux dans leur tiroir, retira la poignée de bronze de la porte de son salon et repartit en silence vers son pays natal. Consciente du vent délétère qui soufflait sur les petits commerces, la mère du premier adjoint qui gérait l’épicerie qu’elle tenait de ses parents l’a alors modernisée selon les canons de la mode. Elle la transforma en une véritable supérette avec étagères bien rangées, bacs réfrigérés et tubes au néon au plafond. Mais faute de ménagères, elle se découragea de poursuivre une lutte qu’elle savait probablement perdue d’avance. Le médecin n’avait pas encore atteint l’âge canonique de cesser ses consultations. Mais son épouse se languissait à la campagne et leurs enfants étaient partis au loin poursuivre leurs études. Ils s’installèrent dans la capitale régionale. N’étant plus approvisionnée en ordonnances, la pharmacienne qui n’était plus toute jeune non plus tenta bien de céder son officine mais en vain. Au décès de son mari d’un cancer des poumons, elle baissa son rideau de fer. Ne restait plus que l’école pour apporter un peu de vie dans les rues désertées. Faute d’un nombre suffisant d’élèves, l’inspection d’académie vient d’en décider la fermeture. La photo noir et blanc du journal montre quelques mamans posant sous la banderole "halte aux fermetures", le maire et son adjoint aux cheveux argentés et l’institutrice qui essaie de sourire en espérant qu’elle pourra bientôt rentrer chez elle, en ville, où l’attendent sans doute ses propres enfants.
Un petit encart publicitaire aux couleurs chatoyantes sépare l’article d’une annonce modestement sensationnelle d’un vice-président du Conseil Départemental. Son visage grave d’élu convaincu de son importance illustre un entrefilet soucieux d’économiser les paroles inutiles. Presque un message 2.0. Les travaux d’installation de la fibre optique jusque dans les villages les plus reculés devraient commencer dès le début de l’année prochaine ! Hélas, cette médication ressemble désormais à ces injections de morphine que l’on pratique dans le bras du mourant pour atténuer sa douleur. Elle laisse bien des choses à penser, certes, mais bien peu d’espoirs en définitive. (* Il n’y a même pas de consigne pour les "caddies" mais aucun ne s’égare sur le "parking".)
(Suivre régulièrement les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)