Incohérences ou contradictions ?
Ciel maussade à peine traversé de temps à autre par un vol de grues ou d’oies sauvages qui remontent vers le nord et entretiennent l’illusion d’une reverdie prochaine. Températures de saison, trop basses pour encourager les bulbes à lancer la levée des hampes qui porteront les fleurs, luminosité trop faible pour inciter les méristèmes à déclencher la naissance des bourgeons et ambiance générale trop morose pour réveiller chez les mésanges, rouges-gorges et autres moineaux le désir irrépressible de commencer même un début de marivaudage. Seules fleurissent sur la pelouse les inévitables taupinières que les merles prennent un plaisir malin à fouiller dans le plus grand désordre. En un mot, c’est l’hiver avec ses panières de vent, de froidure, de neige parfois et de pluie !
Debout derrière sa fenêtre, le jardinier observe le spectacle désolé de son courtil d’un œil chagrin. Il sait pertinemment que le froid est indispensable à toutes ces plantes pour assurer leur repos hivernal. Il n’en est pas moins impatient de revoir les arbres en feuillées, les forsythias en gilet jaune et les aubépines en livrée virginale. Le jardinier vit dans la contradiction. Il n’est pas le seul.
Depuis 2000 ans, tous les chrétiens connaissent l’exhortation de Jésus à donner aux pauvres, à protéger la veuve et l’orphelin et à aimer son prochain comme soi-même. L’Histoire montre cependant qu’ils ne se sont pas privés pour autant d’étriper leurs congénères qui ne pensaient pas comme eux. Et non seulement cette incohérence n’a pas troublé leur conscience mais ils justifiaient leurs actes par leur souci de la gloire de leur dieu.
Depuis 2000 ans, la Gaule puis la France ont été le théâtre d’incessantes migrations. Rares sont les Français d’aujourd’hui qui ne comptent pas au moins un ancêtre immigrant ayant fui la faim, la guerre ou les persécutions. Certains n’en refusent pas moins asile et assistance à de modernes émigrants fuyant eux aussi et souvent au risque de leur vie, la faim, la guerre ou la tyrannie. Et non seulement cette incohérence ne choque pas leur conscience mais ils justifient leur attitude par un souci prégnant de préserver leur civilisation. Comme si, avec son appétit forcené de confort à tout prix, son goût immodéré de la richesse et son orgueilleuse prétention à avoir toujours raison, elle différait des autres !
En réalité, si le comportement de l’homme se révèle incohérent et si souvent contradictoire, il le doit d’abord à son cerveau. Il arrive dans les villages que des familles se refusent à parler à d’autres familles, rancunes ancestrales, haines recuites et rancœurs séculaires dont les causes se perdent dans les limbes du temps. Il arrive dans les familles que certains membres ne parlent pas à d’autres, chamailleries politiques, querelles d’héritage, jalousies. Il en est de même dans le cerveau humain le plus ordinaire. Il est constitué de tant de compartiments différents que, parfois, certains neurones ignorent les autres neurones et ne leurs parlent pas. Et divergences, contradictions et incohérences de s’insinuer le plus naturellement du monde entre des circuits d’une telle complexité qu’il est presque impossible d’en déterminer le sens et l’orientation.
Et le monde de poursuivre ainsi sa marche de guingois vers un avenir d’autant plus incertain que son passé est chaotique.
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