Il y a temps et durée.
Tandis que je bois mon café matutinal en écoutant distraitement à la radio l’interview de la soprano Marie Perbost par Saskia de Ville, je me dis que ce jour est à marquer d’une pierre blanche. Mon chat César tourne et vire autour de ma chaise, m’observe de longues minutes d’un regard alanguis et vient se frotter langoureusement contre ma jambe. Un tel empressement est rarissime ! Mais encore noyé dans les brumes du réveil, je range ma tasse vide dans l’évier sans plus réfléchir. Il lâche alors un sourd grognement de gorge à faire fuir le plus intrépide des mulots. Inquiet, je m’empresse. Et j’aperçois sa gamelle repoussée jusque sous la table et vide. Les croquettes dont je l’approvisionne régulièrement sont pure flatterie de ma part. La chasse devrait suffire à satisfaire ses besoins. Il ne les considère pas moins désormais comme un dû. Je me précipite vers la réserve. Elle est épuisée. Je vais devoir aller "faire des courses" au supermarché de la ville.
J’ai la désagréable impression que toute la population du canton s’est donné rendez-vous dans les allées du magasin. Il me faut jouer des coudes avec ardeur et obstination pour parvenir au rayon "alimentation animale". Mais obéissant sans doute à quelque nouveau et machiavélique plan de "merchandising", le responsable l’a délocalisé. Manœuvrer entre les charriots des clients et ceux de réassortiment du personnel demande sang-froid et dextérité. Fuir les attroupements de mamies agglutinées çà et là pour parler de la coqueluche du petit-fils ou du psoriasis de la voisine impose mille manœuvres audacieuses. Éviter les réunions de séniors évoquant la récente fermeture de la chasse aux cailles des blés, l’arrêt cardiaque de quelque conscrit du voisinage ou le panaris à la main bêtement attrapé dans un rond-point exige de l’entrainement intensif. Repérer enfin mon objectif entre l’étal alloué au bricolage et celui attribué à la pêche et m’emparer de dernier paquet disponible relève du sport de haut niveau. Il ne me reste plus qu’à choisir la caisse la moins sollicitée.
La plus grande partie des ménagères qui se baguenaudaient jusqu’ici sous le prétexte de ravitailler leur réfrigérateur, n’attendaient hélas que ce moment pour déverser sur les tapis roulants des montagnes d’emplettes. J’ai figure misérable avec mon unique prise. Mais pur produit de mon époque, je me dirige sans hésiter vers la moderne caisse automatique où le client effectue lui-même le travail. L’écriteau "en panne" danse encore sur sa chaîne ! J’avise la caisse réservée aux acheteurs de moins de dix articles. Par chance, une main suffit à compter les clients qui patientent déjà. J’ai bon espoir de ressortir bientôt de cette antichambre des enfers.
Las ! Comme chacun l’a déjà expérimenté maintes fois, les titulaires des autres caisses sont toujours plus affables et plus rapides que la vôtre. La mégère au parler si peu châtié qui tenait bruyamment la dixième place au moins dans la file d’à côté en est déjà à rechercher le code confidentiel de sa carte bancaire quand je n’ai guère avancé de plus de trois pas.
Albert Einstein prétendait que le temps n’existe pas. Du moins tel que nous le vivons entre passé, présent et avenir. Sylvie Droit-Volet, éminente chercheuse en psychologie sociale à l’université Clermont Auvergne, ajoute de son côté que le temps ne passe pas plus vite pour les jeunes que pour les vieux et réciproquement. Soit ! Force est pourtant de constater qu’en la circonstance, le temps d’attente se révèle généralement plus long pour vous que pour les autres. Ce qui laisse encore bien des choses à penser quant à l’avancée réelle des connaissances scientifiques. (Relire à ce propos L’Ordre du temps de Carlo Rovelli chez Flammarion, Chronique du 27 avril 2018)
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