L'ordonnance.

La scène se déroule dans un petit restaurant de bonne tenue situé en lisière d’une petite ville du Centre de la France. Le soleil d’août brille dans un ciel sans nuage mais les tilleuls répandent une ombre légère sur la terrasse et monte de la rivière qui coule en contre-bas une fraîcheur bienvenue.

Deux couples s’avancent d’un pas égal. Les épouses devant et les hommes derrière comme il convient en bonne société. L’une est manifestement la fille de l’autre, un léger embonpoint et un ourlet de sourire sur les lèvres pour la mère, une élégance discrète et l’œil inquisiteur pour la fille. Les hommes suivent, chacun à sa manière. Le père, tonsure et barbe blanche, chemise claire et pantalon de toile écru, un bras avancé à la taille de son épouse. À trois pas, le gendre dégingandé, cheveux en bataille et barbe de trois jours, polo de couleur vive et pantacourt. Une serveuse les guide jusqu’à une table laissée libre. Je vous laisse vous installer !

Madame mère cherche d’abord où poser son sac à main vaste comme un cabas et s’assied sur la chaise avancée par son époux qui l’imite. Leur fille tire vers elle celle qui lui est destinée, s’assoit, pose son sac sur ses genoux et en extirpe une boite de médicaments et un téléphone portable. Son compagnon n’a pas attendu d’être assis pour consulter le sien ; nul doute que la Terre cesserait de tourner s’il n’était pas informé au plus vite des derniers messages, publicités ou informations envoyés par quelque serveur du bout du monde.

Tout de noir vêtu, le chef de salle se présente. Vous avez trouvé facilement ? Le soleil ne vous gêne pas ? Vous prendrez l’apéritif ? Les anciens choisissent le cocktail-maison ; les jeunes opposent un refus courtois avant de se plonger l’un et l’autre dans la contemplation de leur écran respectif. Les parents s’abandonnent aux malicieux commentaires à propos des consommateurs qui les entourent.

Ici, un fils attentionné qui sort sa vieille maman de sa maison de retraite dans l’espoir de manger autre chose que du blanc de poulet cerné de haricots verts croquants.  Là un commercial avec ses catalogues et son client qui l’écoute distraitement. Plus loin un quatuor de retraités qui s’offrent un peu de répit "entre hommes". En retrait, un chef d’entreprise le téléphone vissé à l’oreille mais au coup de fourchette affirmé. Au centre, une tablée de vendeuses aux éclats de rires faciles avec leur patronne et ses dossiers. Et près de la porte de service, deux septuagénaires, manifestement des habitués, partageant une bouteille de vin rosé entre deux anecdotes plaisantes.

La serveuse revient avec les verres promis et les cartes des menus. Les parents consultent et se consultent. Leur choix est rapide ; selon un rituel immuable depuis de nombreuses années, madame élimine et monsieur prend pareil. Les jeunes auscultent à peine la liste proposée avant de repartir vers leur écran qui diffuse sur leur visage concentré une lueur bleutée leur dessinant des traits vifs, presque tranchants.

Carnet d’une main et stylo de l’autre, le chef de salle réapparaît pour prodiguer ses conseils et prendre note des commandes. Vous n’avez pas de menu végan, s’inquiète la jeune femme ! Moi, c’est mon jour pois chiches, ajoute son compagnon après avoir vérifié sur l’application de son smartphone ! Le sourire du majordome se fige : nos salades sont variées, se défend-il mollement. Suit une longue liste d’ingrédients accompagnés du détail de leur origine et de leur préparation.

À l’heure du dessert, glace aux fruits et crème chantilly d’un côté et glace à l’eau de l’autre, les quatre convives auront tout de même échangé quelques mots, le travail, les vacances, les collègues, les voisins, les enfants. Probablement peu de grandes ni même de petites idées sur la marche du monde en générale et leur propre marche en particulier. L’important étant de ne pas heurter les sensibilités de chacun, les conversations resteront fatalement anodines, sans sel et sans saveur !

Mais où sont le plaisir, la chaleur et la convivialité lorsque l’insignifiance remplace le savoir-vivre ensemble et le menu médical par internet le savoir-faire du cuisinier ?

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Comments

[Anne-Marie]

Si j'étais propriétaire d'un restaurant, les portables, tablettes et autres y seraient interdits.

[le mediateur]

Cher Vieux Bougon,

Il y aurait-il une obsolescence programmée rapide pour toute cette quincaillerie numérique ? En tout cas pour la sauvegarde de tous, nos Vieux vivent plus longtemps de nos jours et cela c'est vraiment sympa 🙆

[amibrett]

Manger sur ordonnance ! En ayant entendu parler ailleurs, je croyais qu'il s'agissait encore de science-fiction mais lire cette aberration sous votre plume qui la situe dans un décor bucolique et si agréablement convivial, c'est se réveiller en plein cauchemar. Vite, vite, une bonne blanquette pour me remettre !

[Loulou le filou]

Que des seniors dans le petit resto dimanche à Aiglun 06 et pas de ces instruments de communication.

[bicounette87]

Oh merci. J ai ri en vous lisant.tranquille dans le fauteuil de relaxation en position allongée, avec le premier café du jour, la minette ronronnant sur mes genoux, le salon éclaire seulement par deux lampes.

Commencer la journée en riant... un délice, de bonne augure, merci merci.



Je suis toutefois concernée par le constat, avec ma tablette je consulte les mails,et en caressant la minette je vais consulter les journaux. Mais on peut rire même de nos défauts.Bonne journee.



Pas: nous n avons pas eu de nouvelles de votre connaissance/ami retrouvé en difficulté dans la nature, après des recherches ?,,,A t il retrouve ses esprits et la santé me suis Je parfois demande... Cela remonte à plusieurs mois déjà....

Il est vrai que cela ne nous regarde point.