Le bal des Anciens et des Modernes.
Depuis toujours, le passé et l’avenir sont au centre de toutes les polémiques. Certains pensent que c’était mieux avant. Ils précisent rarement, d’ailleurs, quand ce situe cet "avant" ! Était-ce dans ces siècles pas si lointains lorsque les paysans cultivaient "bio" sans le savoir et mouraient à la tâche à quarante ans ? Était-ce lorsque, faute de vaccins, les pandémies fauchaient des millions de vies, riches et pauvres pour une fois confondus ? Était-ce la Belle Époque lorsque les lavandières rinçaient dans l’eau glacée d’une Seine polluée d’immondices les linges des bourgeois ? Était-ce avant la guerre ? Était-ce après la guerre ? Savent-ils même laquelle ?
D’autres pensent au contraire que nous vivons une époque formidable. Elle préserve la vie des nouveau-nés avant de les envoyer à l’école dès l’âge de trois ans pour leur apprendre à maîtriser la 5G. Elle donne aux travailleurs jusqu’à quatre semaines de congés-payés par an pour visiter la Corrèze, Palavas-les Flots ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Elle soulage la ménagère grâce aux appareils de nettoyage, de lavage, de lessivage et d’époussetage saturés de chimie et d’électronique et leur offre ainsi du temps libre pour lire Gaston Bachelard, Michel Onfray ou même Bernard-Henri Lévy. Et elle laisse vivre ses vieux jusqu’à des quatre-vingt-dix-neuf ans en dépit de programmes "télé" rédhibitoires.
En réalité, les Anciens et les Modernes se sont depuis toujours querellés. Hérodote était certes encensé par Cicéron mais critiqué par Plutarque. Boileau s’en tenait aux règles poétiques d’Aristote quand Charles Perrault vantait les mérites de Jean Desmarets de Saint-Sorlin. L’Institut recommandait au train de ne jamais dépasser les trente kilomètres par heure par crainte d’étouffement des passagers mais Jules Verne envoyait Michel Ardan sur la lune. Les adhérents de la Confédération Paysanne militent contre l’utilisation de graines génétiquement modifiées et, en même temps, Laurent Alexandre réclame des subsides publics pour les chercheurs en Intelligence Artificielle.
C’est que les anciens cultivent plutôt la nostalgie de leur enfance. Quand leurs parents les laissaient encore aller à l’école à pied et qu’ils en profitaient pour faire les quatre cents coups. Quatre cents coups qui restaient au demeurant à l’échelle de leurs possibilités car, alors, à la campagne comme à la ville, il y avait toujours quelqu’un quelque part qui les voyait et, éventuellement, les houspillait en riant dans sa barbe au souvenir du temps jadis où lui-même grimpait aux arbres pour dénicher les oiseaux. Ces temps idylliques sont aujourd’hui révolus. Les parents emmènent écologiquement leurs progénitures en voiture jusqu’au portail même de l’établissement à moins qu’ils ne les abandonnent au si mal nommé car de "ramassage". Le souvenir de cette liberté d’autrefois taraude les grands-parents ; il taraudera demain les enfants. La nostalgie est de toutes les époques.
Les modernes quant à eux rêvent d’inscrire la modernité dans leur quotidien immédiat. Ne plus cuisiner soi-même par exemple de peur de se salir les mains et tapoter simplement sur son smartphone deux ou trois occurrences pour voir le repas "scientifiquement équilibré et bio de proximité" livré à domicile par des drones ou des robots motocyclistes. Se laisser guider par les algorithmes des GAFA jusqu’à la salle de gymnastique pour pratiquer une randonnée virtuelle sur tapis roulant ou leur confier le soin de rencontrer sans risque ou presque le ou la partenaire de sa vie. La paresse est de toutes les époques.
Mais le passé ne meurt jamais tout à fait et l’avenir du futur attendra bien demain. C’est pourquoi c’est toujours le bon moment de garder le lien avec ceux qui nous ont fait par une fleur, une visite ou une simple pensée.
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