Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
4 février 2020

L'atelier de mon père.

atelier

Feuilletant  l’Odyssée de Philippe Jaccottet à la recherche du passage où il traduit pour la première fois l’expression arkhé kakhôn qui revient si souvent par la suite comme un leitmotiv dans l’épopée d’Homère, je retrouve par hasard une vieille photographie en noir et blanc qui avait dû me servir à un moment ou à un autre de marque-page. Elle montre mon père posant, calme et détendu, au fond de son "atelier". Nul doute qu’elle fut prise à son insu car non seulement il ne goûtait guère ce genre d’exercice et nous ne possédons dans les archives familiales que peu d’exemplaires le représentant, mais s’il laissait la porte de son "atelier" entr’ouverte pour signifier qu’il ne refusait pas vraiment les visites, elle restait tout de même à demi fermée pour rappeler qu’il souhaitait vivement ne pas être dérangé.

Or mon père possédait bien quelques outils tels qu’une râpe à bois et une lime à fer, un marteau, une scie à bûche et autres tournes-vis, tenailles, pince coupante ou clé à molette qu’ils tenait accrochés au râtelier devant son établi mais il ne s’adonnait guère à la fabrication de quelque meuble, étagère ou jouet en bois ; mon père n’était pas bricoleur. Que faisait-il alors ? Les suggestions les plus délirantes agitèrent longtemps les petites cervelles d’adolescents étourdis de mes frères et moi mais nous n’osions pas, malgré tout, braver l’interdit.

Ce ne fut que bien plus tard et devenu moi-même adulte et, surtout, père à mon tour, que je perçai ce mystère. S’il se réfugiait dans son "atelier", comme il disait, lorsque les intempéries lui interdisaient les travaux extérieurs, c’est qu’en réalité, il cherchait moins à échapper aux incessants babillages de ma mère qui était tout aussi volubile que lui était "taiseux" mais auxquels il s’était peu à peu acclimaté qu’aux tourbillons domestiques qui secouaient la maisonnée en permanence entre les rires et les pleurs, les fâcheries et les disputes et, surtout, l’incontournable musique, bruyante et tapageuse, crachée par la radio. Son "atelier" lui rendait le calme et la sérénité des champs, des prairies et des bois qui constituaient depuis toujours son environnement familier. Je ne manquai pas dès lors de l’y rejoindre lors de mes visites et dans une communion que nous n’avions jamais connue auparavant, nous partagions alors nos silences à peine traversés de temps à autres de maigres phrases toutes faites ou de remarques anodines, même si pouvait jaillir soudain, comme par mégarde, un mot tendre inattendu arraché à nos pudeurs respectives.

Mon père savait cependant déployer de belles qualités de conteur et soutenir l’attention de son auditoire lorsqu’il se lançait dans le récit de ces cinq terribles années qui l’avaient retenu prisonnier dans un stalag de Poméranie et avaient littéralement épuisé l’homme et peut-être aussi son appétit de la vie. Mais enjolivant ici une péripétie ou ajoutant là une anecdote dont on ne savait plus très bien avec le temps si elle provenait de son imagination ou de sa mémoire, il parvenait à décrire avec force détails les mille et un petits faits de son quotidien d’alors. Les étés surchauffés et les longs hivers rigoureux qu’il ne connaissait pas dans sa Normandie natale, les soupirs découragés du vieux fermier chez qui il était affecté dans la journée, les propos enflammés de sa fille militante au parti national-socialiste, les ordres contradictoires des gardiens et des "capos" du camp où il rentrait chaque soir ou les bombardements aveugles et destructeurs des escadrilles alliées.

Mais en dehors de ces homériques chroniques de cette drôle de guerre qu’il n’avait guère pratiquée qu’en captif, chroniques qui, bien que revenant comme un rituel à chaque réunion de famille, se révélaient ainsi, grâce à son talent, à chaque fois différentes et toujours aussi captivantes, mon père se racontait peu. Comme si les mots à sa disposition, les quelques mots de tous les jours parce que ceux qu’il avait croisés à l’école communale s’étaient évanouis depuis longtemps et qu’il n’avait pas eu le loisir d’en découvrir d’autres par la lecture des livres qui se limitaient, à la maison, à un antique dictionnaire Larousse fatigué d’avoir beaucoup servi, comme si donc il ne jugeait pas ses mots à lui assez grands ou assez forts ou assez justes pour exprimer ses émotions !

Il savait pourtant sourire et son regard au bleu perçant éclairait alors le désordre qui bouleversait les rides qui creusaient ses joues. Il savait montrer sa colère qui pouvait éclater dans les occasions les plus fortuites et d’autant plus redoutable et redoutée qu’elle demeurait sourde et contenue. Il savait aussi manifester sa peine ; je l’ai vu pleurer, une fois.

De son pas de paysan plus familier des chemins creux que des trottoirs de la ville, il avait affronté le trajet en autocar depuis notre village et la remontée des boulevards déjà encombrés par la circulation jusqu’au collège où j’étais pensionnaire. Ta mère ne va pas bien, tu sais, tu devrais venir la voir ! J’étais accouru bien sûr, dès le dimanche suivant. Il m’avait embrassé avec sa maladresse coutumière et accompagné auprès de ma mère prostrée dans le même vieux fauteuil qui avait accueilli, quelques saisons plus tôt, sa propre mère rattrapée par l’âge et la maladie. Mais au bout de quelques minutes et n’y tenant plus déjà, il s’était relevé de sa chaise entre deux raclements de gorge et était sorti de la chambre pour regagner l’ombre de sa tanière.

Craignait-il d’être entraîné dans une conversation où il aurait dû puiser dans les tréfonds de lui-même dans une avalanche de paroles qui lui auraient été, en dépit des circonstances, encore trop lourdes à porter ? Croyait-il le silence seul capable de dire ses craintes et son désarroi face à cette situation imprévisible dont il ne discernait pas l’issue ? À moins que ce ne soit plus simplement le poids de l’habitude !

Ma mère se rétablit avec la reverdie et l’été la retrouva aussi vive et éloquente qu’avant cette parenthèse qui perturba tant le train-train bougonnant de mon père. En tira-t-il quelque leçon ? Se montra-t-il plus attentif sinon plus cordial ? Le fait est qu’au cours des mois qui suivirent, nous avons pu surprendre, de temps à autre, et même envers nous ses fils, un regard plus amène de sa part et une sollicitude plus présente sinon même, parfois, l’esquisse fugitive d’un geste affectueux. Mais il n’abandonna jamais pour autant la tranquillité de son "atelier". Ce qui n’était peut-être, après tout, que sa manière à lui, fût-elle sombre et déroutante, d’affronter une vie qui semble lui avoir, en si grande partie, échappé. (Lire Une odyssée, un père, un fils, une épopée, Daniel Mendelsohn, trad. Clotilde Meyer et D. Taudière, éditions Flammarion)

(Suivre régulièrement les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)

Publicité
Publicité
Commentaires
L
quel billet ! Je ne trouve plus les mots contrairement à vous . Merci pour ces moments
Répondre
L
Un bonheur que je n'ai pas connu.
Répondre
A
Touchante remontée des souvenirs d'enfance qui, comme la marée du soir ramène dans le creux de ses coquillages toute la tendresse qu'on n'a pas su, pas pu, ou pas eu le temps d'exprimer sous l'ardeur du soleil
Répondre
Chroniques d'un vieux bougon
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
Albums Photos
Newsletter
Derniers commentaires
Archives
Publicité