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Chroniques d'un vieux bougon
14 avril 2020

Le Maître, Patrick Rambaud

le_maitre

En d’autres années, ce début de printemps est pour moi l’occasion de me lancer sur les routes en direction de ma Normandie natale et de visiter les miens qui y reposent en paix. Et pour respecter la tradition, j’apporte une potée qui, je l’espère, saura résister aux aléas climatiques et déploiera jusqu’en Toussaint ses beautés naturelles mais saura également témoigner de la chaleur de mon souvenir et de mon attachement. Mais les circonstances m’infligent aujourd’hui, comme à chacun, des limites à ma liberté de déplacement. Mais qu’est-ce qu’être libre ?

Serai-je encore libre lorsque, devenu définitivement vieux, je ne pourrai plus me déplacer selon mon gré ? Le droit ne sera pas bafoué certes mais mon sentiment de liberté, lui, sera bien écorné. On pourrait également estimer que les liens tissés par cette tradition ancestrale qui m’impose de saluer régulièrement mes anciens sont intrinsèquement une entrave à ma liberté de penser. Mais la liberté est-elle seulement une absence de chaînes psychologiques ? En réalité, la liberté est une affaire trop importante pour l’être humain ; elle exige de lui tant d’énergie alors qu’il doit déjà tant en consacrer à simplement vivre ! Mais peut-être l’un ne va-t-il pas sans l’autre ?

Il convient toutefois de demeurer prudent dans cette quête insatiable de la liberté. "Un homme libre est toujours intrigant pour les autres humains, il leur fait peur au plus profond d’eux-mêmes." Cette sentence extraite de La divine Chanson d’Abdourahman A. Waberi* conviendrait tout à fait pour présenter un exemple d’homme libre, le "Maître" de Patrick Rambaud.

L’histoire se déroule en Chine dans le royaume Song d’il y a 2500 ans. Entre fleuve Jaune et rivière Houaï, on vit dans la soie et le raffinement. Raffinement dans les arts comme dans la guerre et le massacre. Le futur maître, Tchouang Tseu, s’engage dès sa naissance dans des chemins de traverse qui déconcertent d’emblée son entourage. Il ne crie pas comme l’exige le rituel de toutes les naissances, comme si son âme avait voulu demeurer enfermée dans son corps. Un corps par ailleurs si chiffonné qu’il ressemble à un affreux têtard et que sa mère, désespérée, en mourra dans un long cri de douleur.

Fils du surintendant de l’empereur, il devra, de par sa position sociale, participer à la vie tumultueuse de son époque faite autant de sang et de larmes que de poésie et d’élégance. Libre et affranchi, il ne goûtera pourtant pas à ces délicieuses pratiques du monde. Refusant toute servitude, il se voudra toujours libre. Calme au milieu de l’agitation, indolent au milieu de l’impatience, immuable au milieu du mouvement, détaché au milieu des croyances. Il se voudra un sage au pays des fous. Un maître retranché dans ses sentiers intérieurs. Sa voie, le Tao, enseigne en effet la sagesse de l’abandon face à l’inutilité des actes, le contournement face à l’obstacle et l’évitement face à la vanité des gouvernants, des lois et des conventions. Il sera seul, bien sûr, à marcher ainsi à contrecourant, même si on l’appelle "maître" en écoutant ses maximes.

Patrick Rambaud prétend nous conter une histoire imaginaire mais non seulement Tchouang Tseu a réellement existé et est même considéré comme l’un des piliers du taoïsme mais le monde qui l’entoure ressemble furieusement au nôtre, cruel et cultivé, sauvage et éclairé, profondément matérialiste et en proie aux chimères les plus hasardeuses. On se demande dans ces conditions quel écrivain ou quel livre l’auteur des Chroniques du règne de Nicolas 1er et de François le Petit cherche à pasticher. Quelle parodie nous cache-t-il ? Que dissimule le second degré de ses aphorismes ?

À moins qu’il ne se livre en réalité à une critique acerbe de notre société contemporaine où l’enfermement se situe moins entre des murs que dans les têtes et entre des barrières que dans les habitudes. Parce que les lamentations à propos de limitations aux divagations extérieures ne révèlent peut-être, en définitive, qu’une piètre difficulté à vivre avec soi-même. Parce la recherche de liberté porte en elle-même beaucoup de plus risques et d’exigences que le conformisme du quotidien ! (Le Maître, Patrick Rambaud, éditions Grasset et La douce chanson, Abdourahman A. Waberi, éditions Zulma) 

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Commentaires
L
Bonne journée.
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