Qu'est-ce qu'un néo-rural ?
À quoi reconnaît-on un néo-rural ? Quand il ne travaille pas, et à fortiori en période de confinement covidesque, le néo-rural vit presque exclusivement sur sa tondeuse auto-portée afin de tailler ras la moindre herbe folle de son modeste carré de pelouse et d’éliminer jusqu’à la moindre fleur pâquerettes et pissenlits qui l’illustrent inéluctablement ; le néo-rural a horreur de l’exubérance de la nature, fut-elle même créatrice de vie. Nous autres qui vivons là depuis toujours savons combien cette course effrénée est vaine et dérisoire quand elle ne va pas à l’encontre même d’une biodiversité indispensable à la belle harmonie générale de la nature. Mais combien faudra-t-il de générations de néo-ruraux pour que ce principe élémentaire sinon même primordial entre dans leurs mœurs ?
Nous autres jardiniers, paysans, cultivateurs, agriculteurs et, dans une moindre mesure peut-être, exploitants agricoles, savons bien que l’on ne maîtrise jamais totalement la nature parce que nous l’appréhendons avec nos mains et avec nos pieds en ce sens que nous la connaissons pour en vivre et la respectons précisément comme un être vivant ; nous en craignons et subissons d’ailleurs régulièrement les redoutables sautes d’humeur. Mais le citadin, et par conséquent le néo-rural, appréhendent, eux, la nature avec leur tête, comme une idée, un concept, un folklore, un nostalgique "c’était mieux avant". Les premiers nourrissent leurs congénères en s’adaptant au mieux aux aléas du climat, des modes alimentaires et des règlements étatiques. Le second, lui, nourrit ses fantasmes d’une nature qui serait bonne et "authentique", une nature qui reviendrait à un mythique jardin primordial, le fameux jardin d’Éden rêvé par toutes les religions. Les premiers labourent les années en lignées campagnardes attachées à leur terre et à la maison de leurs ancêtres pour les pérenniser. Les seconds, emportés par le flux perpétuel qu’ils ont eux-mêmes créé, restaurent les monuments historiques, les idolâtrent au titre de vieilles pierres et en élaborent des généalogies aux courtes branches. Comme si ces arbres de papier pouvaient les enraciner dans le présent virtuel et inconstant où ils ne noient chaque jour un peu plus !
Or il faut aujourd’hui le reconnaître, et le vieux bougon assigné dans son courtil oublié au fond de sa vallée perdue au cœur des Monts le constate tous les jours, le citadin se glisse désormais partout, jusque dans le moindre hameau, le moindre chemin de terre et la moindre clairière. La campagne était jusqu’ici parvenue à sauvegarder son mode de vie et son âme, le citadin impose désormais ses propres rêves et ses propres délires. Les territoires étaient hier encore constitués de la ville avec ses usines, ses loisirs et sa culture, de la campagne avec le travail de la terre et l’élevage et des parcs forestiers établis en réserves naturelles pour les protéger de l’Homme et de ses nocives activités commerciales et industrielles. La ville s’est dorénavant répandue en tous espaces.
Après la Grande Boucherie de 14/18 et l’épidémie dite de la grippe espagnole, nombre de ruraux survivants, meurtris et déboussolés, avaient tenté de trouver refuge dans les périphéries des villes où se situaient les emplois. Après la seconde guerre mondiale de 39/45, le mouvement s’amplifia avec les Grands Magasins et les HLM, laissant les campagnes de plus en plus exsangues. Après mai 68, quelques jeunes gens issus du fameux "baby-boom" prirent le chemin inverse mais ils n’étaient encore mus que par une réaction romantique contre les méfaits citadins. La société des loisirs devenue universelle et touristique organisa dès lors la transhumance en l’auréolant d’une nouvelle religion autour d’une déesse mythique, la nature.
Dès lors, les nouveaux migrants ne reviennent pas à la terre pour la travailler mais pour en vivre. Chambres d’hôtes cinq étoiles et gites ruraux trois épis ont désormais remplacé le camping à la ferme ; ils ont même leurs émissions cultes à la télévision. Les marchés villageois deviennent des vitrines pour nostalgiques des temps anciens et ceux des centres villes tentent de les imiter au point qu’on ne voit plus guère de différence entre le bourg perdu au milieu de nulle part et la capitale, à ceci près que les premiers s’approvisionnent auprès des petits producteurs périphériques et les seconds chez les grossistes de Rungis. Quelle que soit son origine, la botte de poireaux du petit primeur de la rue Mouffetard ne diffère en rien de celle de l’étal du marché de Sarlat sauf que cette dernière bénéficie du titre envié de produit du terroir.
Hélas, si les vignerons revendiquaient hier encore cette qualité, ils privilégient de plus en plus la référence aux cépages, mieux perçus par la clientèle étrangère. La survivance des terroirs dans le langage des élus locaux et des territoires dans celui des politiques nationaux montre d’ailleurs combien ils sont désormais tombés en désuétude. Ne demeure plus, partout, qu’une seule et même entité sur tout l’espace autrefois si morcelé des provinces, la ville. Et si, autour de leurs ronds-points, les "gilets jaunes" ne l’avaient pas compris, les citadins venus atténuer leur "confinement" dans leur résidence secondaire l’ont, eux, parfaitement intégré. L’avenir du futur devra s’y adapter.