Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
9 juin 2020

Temps et partage.

temppartage

Assisté hier à une scène récurrente dans nos campagnes mais qui me réjouit toujours, même si je me reproche aussitôt mon manque d’empathie et de charité chrétienne. Nombre de nos petites routes d’arrière-pays ne sont guère en effet que d’anciens chemins vicinaux reliant les fermes entre elles, aux clos, aux champs ou au village lui-même. De hardis conseils municipaux en votèrent au fil des années l’encaissement et le goudronnage, réservant aux municipalités suivantes le soin d’en reboucher les ornières et les nids de poules régulièrement creusés par les passages incessants des lourds engins agricoles. Cette modernité n’en a pas pour autant modifié leur vocation initiale de voies uniques à double sens de circulation à peine plus larges qu’un chartil tiré par deux bœufs sous le joug ; ce qui ne facilite guère aujourd’hui les croisements de véhicules ou les dépassements.

C’est ainsi qu’en allant visiter un ami au courtil aussi égaré que le mien au fond de notre vallée perdue au cœur des Monts, je me vois contraint de m’ajouter à une longue file de voitures suivant l’un de ces vieux tracteurs rouges remontant au début des années cinquante du siècle dernier et roulant à la vitesse faramineuse, pour lui, de vingt-sept kilomètres par heure. J’imagine facilement le sourire goguenard du conducteur probablement aussi âgé que sa machine et les grognements exaspérés pour ne pas dire plus de ceux qui le suivent pressés comme toujours de rejoindre qui l’école communale pour y déverser sa progéniture, qui son travail au bureau de quelque administration ou simplement le supermarché de la banlieue voisine. C’est que le temps du paysan n’est pas celui du citadin.

Le paysan vit, travaille et meurt souvent entre les murs même où vécurent, travaillèrent et moururent ses ancêtres. Lorsqu’il rentre chez lui, il retrouve certes comme dans n’importe quel appartement de la ville la cuisinière avec plaque à induction, le lave-linge électrique, le four micro-onde, le poste de télévision, l’ordinateur et internet, mais aussi, la comtoise et le tic-tac de son balancier en cuivre repoussé ainsi que  le buffet, la table et ses bancs en chêne hérités de ses parents qui les tenaient eux-mêmes de leurs propres parents et arrière-grands-parents. Les chemins creux qu’il emprunte pour gagner ses champs ont été parcourus déjà des milliers de fois avant lui et depuis des siècles sans doute par des anciens qui les ont marqués de leur sueur. Lorsqu’il arpente ses champs pour mesurer l’état de mûrissement de ses orges, les clos où paissent ses vaches ou ses moutons et les bois où il coupera l’hiver venu le bois de chauffage pour les hivers à venir, il met ses pas dans ceux qui l’ont précédé depuis si longtemps qu’il n’ose même plus en établir la généalogie. Lorsqu’il passe la porte de son modeste pavillon loti à la sortie du bourg, le néo-rural ne retrouve guère, lui, que des odeurs de peinture fraîche et de cuisine rapide, des meubles industriels aux effluves de colles chimiques et la pendule électronique dont les chiffres arabes lui rappellent de se dépêcher. Le temps du paysan n’est pas celui du citadin fût-il établi à la campagne.

Le temps de celui-ci est généralement constitué de durées de transport toujours trop longues, de jours de travail toujours trop nombreux, de weekends de repos toujours trop brefs et de vacances toujours courtes. Quelle que soit l’importance du réchauffement climatique, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, son rythme de vie est à la fois immuable et fermement cadencé d’impérieuses obligations telles que le remboursement de ses emprunts immobiliers et de ses crédits-voiture ou de ses courses hebdomadaires dans les magasins.

Le temps du paysan est celui de la nature et de ses aléas. Sa tâche ne sera pas la même selon les saisons ou selon les intempéries et son travail peut même se voir anéanti par quelque excentricité météorologique qu’il ne maîtrise évidemment pas mais dont il subit de plein fouet les néfastes effets. Sans oublier les sommations gouvernementales les plus erratiques, les assignations péremptoires des hurluberlus télévisuels et les versatilités alternatives des modes alimentaires des populations. Quand le citadin n’est guère tributaire que des cours du pétrole pour alimenter ses voitures à plus ou moindre coût, les revenus du paysan dépendent de plus en plus des cours mondiaux du blé, du colza, du bœuf, du porc, du lait, du vin… Et quand le citadin dit néo-rural n’est jamais obligé de tondre l’herbe du carré de pelouse où sont posés ses quatre murs sur leur vide sanitaire, le paysan doit, lui, se lever chaque jour que dieu fait et à l’aube pour traire ses vaches, botteler son foin et le ramasser lorsqu’il est sec, moissonner son blé ou vendanger ses raisins lorsqu’ils sont mûrs, que l’on soit dimanche ou jour férié.

Le temps du paysan n’est donc pas celui du citadin. Il leur faudra pourtant le partager en bonne intelligence car, désormais, ils partagent les mêmes lieux.

Publicité
Publicité
Commentaires
C
Magnifique photo!
Répondre
L
Le temps n'est qu'une suite d'événements disait Marc Aurèle, car au moins ce paysan là ne se fait pas capturer son temps par le numerisme...
Répondre
L
Pareil ! Et le temps du retraité n'est pas le même que celui des actifs !
Répondre
F
Des paysans que tu décris, il en survit encore quelques rares, ça et là.<br /> <br /> Mes cousins en étaient avec 50 ha, quelques vaches, les commandes de la coopérative, et un p'tiot bout de vigne... Les 50 ha sont loués depuis bientôt 20 ans à l'entrepreneur agricole du coin et cultivés par les petits enfants de mes cousins, aujourd'hui ouvriers agricoles avec horaires et congés.<br /> <br /> Le tracteur que tu décris est un fossile qui bouge encore çà et là. <br /> <br /> Mes petits cousins pilotent des engins monstrueux si larges qu'ils ne passent plus n'importe où, aussi rapides que la twingo, plus puissants qu'un char, aussi précis qu'une machine à coudre, d'ailleurs, ils économisent les passages en poussant un outil en même temps qu'ils en tractent un autre...<br /> <br /> On n'est ni dans les Monts, ni dans la Beauce, mais dans la Plaine de Saône agricole et forestière bordée par les vins de Bourgogne d'un côté, par ceux du Jura de l'autre avec son lait et ses fromages...<br /> <br /> "Néo-ruraux" et "vieux paysans" ont en commun d'être des humains, et des caricatures... dont certaines bougent encore.
Répondre
Chroniques d'un vieux bougon
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
Albums Photos
Newsletter
Derniers commentaires
Archives
Publicité