Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
19 janvier 2021

Chronique mélancolique.

chronique_melancolique

Pendant plus de quarante ans, vous avez mis un point d’honneur à vous présenter à votre poste de travail à l’heure prévue par votre contrat et vous vous êtes chaque matin réveillé aux aurores. Hélas, cette astreignante manie vous poursuit même après avoir fait valoir vos droits à la retraite, comme ils disent. Rien ni personne ne vous oblige plus à quitter la couette dès potron-minet mais les premières lueurs du jour sont encore bien loin de venir caresser les volets de votre chambre que vous ouvrez déjà les yeux, posez sans attendre un pied sur la moquette et vous précipitez jusqu’à votre cuisine pour le rituel matutinal du petit-déjeuner.

Machinalement, lorsque se sont tus les gargouillis de la machine à café, vous allumez la radio, vous aimez bien vous laisser bercer par quelque étude de Rachmaninov, un impromptu de Mozart ou une sonate de Schubert.  Mais ce matin-là, le journaliste en est encore à ânonner d’une voix neutre les dernières nouvelles du monde et, comme d’habitude depuis presque dix mois, la liste des testés positifs au virus, celui des hospitalisations et celui des décès. Et vous compatissez au chagrin des familles qui, par insouciance ou par oubli, auront maladroitement contaminé leurs vieux parents. Il conclut désormais par le nombre des vaccinés qui devraient échapper à cette funeste échéance comme pour apporter malgré tout une lueur d’espoir.

Après avoir ôté les cendres du foyer de la cheminée, ranimé les dernières braises d’une poignée de brindilles et réapprovisionné la boite à bois de deux ou trois brassées de bûches de châtaignier, vous concédez enfin un regard à votre courtil où se déchirent les dernières ombres de la nuit. Les branches nues des bouleaux esquissent des figures aussi embrouillées qu’une carte d’état-major où les routes ne conduiraient nulle part, le chêne au pied de la pelouse semble vouloir refouler le gris du ciel de ses puissantes ramures noueuses comme des mains de paysan d’autrefois et tel un sémaphore rêvant à des ailleurs radieux, l’érable commun semblent adresser aux nuées des appels nostalgiques.

Remonter par exemple le cours du temps jusqu’aux jours d’enfance avec l’école et sa cour de récréation, la classe et son poêle au milieu des tables, les odeurs de craie, d’encre et de papier, les courses par les chemins de campagne pour des randonnées fantastiques avec des copains de patronage ou les dimanches après-midi pluvieux avec votre fratrie pour d’homériques parties de nain jaune ou de petits chevaux.  Ou remonter aux années vagabondes, le partage avec les Maoris du bout du monde des délicieuses subtilités de la langue de Molière et de Victor Hugo, les escales espagnoles avec l’Alliance Française pour évoquer les poètes contemporains encore méconnus et les virées estivales en auto-stop avec Jean Giraudoux à Bellac, la musique sacrée à la Chaise-Dieu et bien sûr Avignon. Á moins que vous ne choisissiez l’époque bénie des années "fac." où fringant et intrépide, vous vous précipitiez à quelque rendez-vous dans l’ombre complice d’un porche de maison bourgeoise ou dans une salle de quartier pour voir un film de série B en compagnie d’une jolie brune aux yeux de biche rencontrée la veille au restaurant universitaire. Mais votre reflet dans la vitre de la fenêtre vous renvoie une image moins flamboyante avec votre tignasse clairsemée blanchie sous le harnais, votre barbe mal peignée et vos yeux chagrins aux paupières lourdes. Le cafard s’abat sur vos épaules tel Krónos vidant son terrible sablier sur l’humanité, qu’était-il besoin de se lever si tôt pour croiser semblable paysage ?

Á la radio, les duettistes et leur bavardage entrent en piste avant de lancer comme un défi l’allegro agitato du Concerto en fa de Georges Gershwin. Alors, une sourde envie d’échapper à cette effervescence s’empare de vous. Vous chaussez vos bottes de caoutchouc, endossez votre vieille gabardine et sortez saluer vos arbres qui sommeillent d’ennui sous la menace d'une averse de neige. La paix berce alors vos pas d’une langueur monotone, la brise nonchalante fredonne dans les palisses quelque douce complainte et le tendre ramage d’un couple de pigeons effleure l’air immobile comme la page du livre que l’on referme après le mot fin. L’hiver, la nature, elle aussi, aime à cultiver la mélancolie.

Publicité
Publicité
Commentaires
C
Au moins pouvez-vous saluer vos arbres...(le magnifique arbre de la photo en fait-il partie?)
Répondre
L
J'aimerais bien écrire comme Schubert composait ! Mais qui suis-je, précisément, pour apporter des réponses ? Je ne saurais qu'avancer modestement des questions. A chacun, éventuellement, de façonner ses propres arguments parce que c'est encore la meilleure façon de marcher.
Répondre
L
Cher Vieux Bougon, tel un Schubert de l'écriture, vous dessinez , avec beaucoup d'émotion, l'entrée dans l'absence de rituels - ces derniers servant à donner une (grosse) partie de son travail à la Nation - une (re)découverte de la vie où les questions métaphysiques se présentent à nouveau : Qui suis-je ? Que vais-je faire ?<br /> <br /> Sauf que vous avez omis de nous donner les (bonnes ?) réponses.
Répondre
L
Courage le printemps ne va pas tarder !
Répondre
M
Ah, les souvenir d'enfance!!!<br /> <br /> Que pourront raconter nos enfants plus tard?...on portait un masque, on n'avait pas le droit de monter sur le toboggan, on devait restés distants les un de autres, on nous a même interdit d'aller dans les jardins publics, et à la place des jeux de société, on regardait des émissions idiotes à la télé!<br /> <br /> J'étais sûrement plus heureuse pendant la guerre. Entre les alertes, on jouait normalement, la cantine était très animée...et on n'avait pas la télé.
Répondre
Chroniques d'un vieux bougon
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
Albums Photos
Newsletter
Derniers commentaires
Archives
Publicité