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Chroniques d'un vieux bougon
15 juillet 2021

Dictionnaire amoureux de l'inutile.

dictionnaire

Chacun a les défilés qu’il peut. Hier les militaires jouaient les fiers à bras sur les Champs-Élysées autour de leurs engins de chantier tous plus impressionnants les uns que les autres. Aujourd’hui, ce sont des voisins de passage qui sont passé les uns après les autres devant le vieux chêne centenaire qui marque l’entrée de mon courtil. Quelqu’un leur aura sans doute suggéré au détour d’une phrase anodine que mon rosé est gouleyant. Mais je bougonne, comme d’habitude, alors que je devrais me réjouir d’avoir encore de la visite au fond de ma vallée perdue au cœur des Monts !

Un couple proche de la cinquantaine, âge fatidique selon elle, est d’ailleurs un habitué des lieux ; ils ne sauraient consacrer une semaine entière dans la verdure de notre campagne sans venir me saluer avant de reprendre la route pour quelque nouvelle aventure. Ils sont accompagnés, cette année, de leur plus jeune fils qui entre, bien sûr, dans une grande école de commerce réputée pour fournir des ingénieurs de haut niveau aux grandes entreprises internationales du monde. Il m’est arrivé, jadis, de nettoyer ses fesses et de changer ses couches. C’est sans doute pour se venger qu’il m’a seulement salué du frotti de coude règlementaire avant de se replonger derechef dans son smartphone. Alors que, au cours de la conversation avec ses parents, nous tergiversons amicalement autour du sens d’un mot et que je me propose de le vérifier dans mon petit Littré, il relève brusquement la tête et marmonne entre ses dents : inutile, Papet, regarde ! Et d’exposer son écran à l’encan tout fier de montrer à son père combien il a tort. Depuis quand les dictionnaires seraient-ils devenus inutiles ?

Les Morel père et fils, François et Valentin, normands revendiqués des bocages ornais, ont même énuméré un dictionnaire amoureux de l’inutile. C’est assez dire en quel estime ils tiennent ces modestes ouvrages de papier qui ne serviraient soi-disant à rien. C’est peut-être d’ailleurs, outre l’à-valoir et les droits d’auteurs promis par l’éditeur, ce qui les a incités à plancher de longues heures du jour et de la nuit et à remettre le lendemain l’ouvrage sur l’établi avant de lancer un soir un mélancolique "Allez, Zou, c’est fini…" qui ne sera jamais définitif puisque, comme ils l’écrivent avec beaucoup de lucidité, l’inutile n’a pas de fin.

On apprendra malgré tout, grâce à eux, un nombre d’informations aussi incalculable que celui des étoiles dans le ciel. On ne saura certes rien sur les couchers de soleil qui ne sont évidemment pas inutiles mais nous saurons tout désormais sur le concombre de mer, holothurie de son petit nom, et notamment qu’elle est classée dans la famille des échinodermes comme les étoiles de mer qui, elles, font rêver les enfants et qu’elle peut se déplacer à la vitesse folle de vingt centimètres par heure, ce que même un Francilien ne parviendrait pas à réaliser sur ses périphériques. La "bête" aurait même inspiré au poète japonais Mizuhara Shūōshi le haïku suivant : « À la méduse / le concombre de mer/ confie son amertume ».

C’est aussi l’occasion pour nos deux orfèvres des mots de nous rappeler que l’apparence peut être parfois trompeuse. Ainsi rapportent-ils la scène à la fois sublime et singulière du funambule pratiquant son art. Il n’entend pas, écrivent-ils, le marteau-piqueur qui perce la chaussée pour apporter le gaz et l’électricité à tous les étage de l’immeuble qu’il surplombe, il ignore les chamailleries des gamins, les engueulades des automobilistes ni même les soupirs énamourés de la Mama devant l’affiche en quatre couleurs de Luis Mariano. Loin de nos turpitudes comme de nos pudeurs bafouées, il empoigne son balancier, pose un pied prudent mais ferme sur son filin d’acier et s’élance pour réaliser la chose la plus inutile du monde, traverser une rue par le ciel plutôt que par le passage pour piétons. En réalité, l’homme, au risque de sa vie, jette des graines de poésie au milieu du capharnaüm qui agite les nôtres comme les Morel dans nos têtes avec leur livre qui nous fait bien du bien. (Dictionnaire amoureux de l’inutile, François et Valentin Morel, éditions Plon.)

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L
L'inutile c'est essentiel !
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