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Chroniques d'un vieux bougon
18 novembre 2021

Lady Sapiens

lady_sapiens

Avant même que je n’en ai poussé la porte, des éclats de voix débordent sur le trottoir du bureau de tabac-presse et envahissent la rue. Je passe la tête et aperçois Julien en grande conversation avec le vide. Mais émerge de derrière le comptoir la main du mari de la patronne brandissant une pièce de monnaie. Qu’est-ce qui se passe ? Une vague de rires déferle sur les étals et les deux ou trois clients abrités derrière les étagères de donner leur avis en même temps. C’est rien, finit par avouer l’ancien garde-champêtre à la retraite. C’est que Rose est pas là et le Jean-Claude n’arrive pas à rendre la monnaie correctement ! Alexandre Vialatte écrivait que sans la femme, l’homme vivrait comme un veuf sinon même comme un vieux garçon ; la scène illustre combien il avait raison.

Si l’on se contente des clichés véhiculés par les peintres pompiers des 18ème et 19ème siècles, on ne considèrera en effet la femme que dans un rôle supposé subalterne de pourvoyeuse de progéniture, et de préférence masculine, et de maîtresse de maison quand l’homme, lui, va bravement débusquer le mammouth ou bailler aux corneilles à l’ombre des vastes forêts primaires qui bordaient ses abris et ses grottes préhistoriques. Tout cela est un peu court.

Au demeurant et hier comme aujourd’hui, le rôle de mère et de cuisinière était loin d’être secondaire. Le renouvellement des générations était bien sûr fondamental pour la survie du groupe même si la maternité n’occupait guère qu’une modeste partie du temps de ces dames. Les anthropologues estiment en effet que sur une durée de vie moyenne de trente à trente-cinq ans, la naissance du premier né n’intervenant qu’autour de la quatorzième année et son sevrage, comme celui de ses éventuels frères et sœurs, qu’au bout de trois années au moins, ce qui bloquait pratiquement toute ovulation, elles ne devaient connaître que cinq ou six maternités tout au plus. Elles étaient donc disponibles pour d’autres activités tout aussi primordiales.  Quant à leurs talents dans la préparation des repas, si tant est que cette préparation leur était réservée ce que rien ne démontre, ils étaient tout aussi essentiels à la santé de tous et à l’harmonie des relations au sein de la petite communauté, indispensable elle aussi à une coopération efficace en cas de crise.

Par ailleurs, la femme de Cro-Magnon ne ressemblait sans doute que rarement aux modèles frêles et graciles de Botticelli. Au vu des illustrations sur les parois des grottes et des statuettes découvertes un peu partout en Europe, elle semblerait même plutôt avoir été dotée d’une stature bien charpentée analogue à celle de l’homme dont elle partageait le mode de vie avec son cortège de travaux quotidiens tels que la chasse, la pèche ou la cueillette de baies, graines et autres tubercules et sous la menace récurrente d’intoxications diverses, de maladies infectieuses ou d’accidents corporels sans oublier les péripéties climatiques pas moins fréquentes que de nos jours. Tout laisse donc à penser qu’elle tenait alors une place au moins égale à celle de l’homme contrairement aux préjugés qui perdurent encore et prétendent la maintenir sous sa dépendance.

Les peintres Maxime Faivre ou Paul Jamin se plaisaient à représenter la femme préhistorique encerclée soit de males en rut, ce qui était l’occasion de faire entrer un peu d’érotisme dans les salons bourgeois, soit d’une ribambelle d’enfants.  En réalité, l’élevage de ces derniers était alors l’affaire de tous et naturellement assuré par l’ensemble des adultes dont, notamment, les grands-parents. Plus proches affectivement mais souvent écartés des activités dangereuses pour cause de vieillesse, ils pouvaient les surveiller et contribuer à leur éducation, assurant ainsi la transmission des savoir-faire et des connaissances et, surtout, des véritables ciments d’une bonne cohésion communautaire que sont les mythes fondateurs de toute société.

Notre époque post-industrielle si gourmande de rentabilité et de vitesse devrait en prendre exemple en n’oubliant pas cette part irremplaçable des Anciens dans la compréhension du passé et l’élaboration de l’avenir. (Lady Sapiens, Thomas Sirroteau, Jennifer Kerner, Éric Pincas, éditions Les Arènes)

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Commentaires
L
Allons doucement, nous sommes pressés.
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