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Chroniques d'un vieux bougon
29 janvier 2022

Hors des temps.

hors_des_temps

« L’homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol…il est en dehors du temps », écrit Milan Kundera*. Agrippés à leur machine, les motocyclistes qui dévalent le chemin de randonnée qui longe mon courtil en ont-ils vraiment conscience ? De belles averses ont inondé la région depuis plusieurs jours et engorgé les fossés d’une eau boueuse dévalant à gros bouillons dignes de torrents de montagne. Sous un ciel gris et bas, le soleil peine à pénétrer les frondaisons dénudées et à chasser les brumes matinales où la brise dessine de vagues silhouettes fugitives et mouvantes. Mais peu leur importe, ils foncent, hors de la vie qui les entoure, hors de leur propre vie même, hors de leur temps. Mais peut-être est-ce précisément ce qu’ils recherchent, sortir du temps et de leur quotidien !

J’attends que l’orage de décibels reflue vers la vallée en contre-bas, lance sur la chaîne stéréo l’adagio du concerto pour clarinette de Mozart et m’enfonce dans mon fauteuil. Le timbre à la fois enjoué et nostalgique de l’instrument se glisse bientôt jusque dans les moindres recoins de la maison et tord le cou au vacarme qui l’avait assombrie avant que l’orchestre ne s’en empare à son tour en un jeu aérien et drôle entre les graves du chalumeau et les aigus du clairon. En réalité, je cherche moi aussi à sortir de ce quotidien prégnant qui enferme l’esprit dans le crachin des jours et leurs dérisoires péripéties. En réalité, Mozart, Schubert, Brahms ou Rachmaninov ne sont que des clés pour ouvrir grande la porte vers des ailleurs plus doux, plus légers et plus tendres que les imprévisibles aléas qui gouvernent trop souvent nos instants.

Comme tout un chacun, le campagnard est en effet tributaire de ses envies et de ses rhumatismes. Il saura certes les dépasser si quelque impérieuse nécessité lui impose d’ignorer sa paresse naturelle. Réapprovisionner la boite à bois de la cheminée, dégager les allées d’une inopportune branche morte bousculée par un coup de vent ou, simplement, visiter un voisin, titiller la boulangère du village d’une mauvaise plaisanterie ou saluer la tenancière bénévole du Point Lecture qui s’ennuie à mourir. Mais il ne pourra rien contre les humeurs du ciel et ses caprices hivernaux. Il prendra alors prétexte du zéphir qui pourrait se faire tempête, de la neige si mince soit la couche et même si elle pare la campagne de paysages enchanteurs ou de la fourbe accalmie des intempéries, infaillible annonciatrice d’une ondée imminente. En un mot, au motif que le futur est hasardeux et que rien ne vaut la tiédeur d’une flambée de fayard et le confort moelleux du canapé, il s’abandonnera sans vergogne dans une passionnante lecture qui l’emportera hors de son temps.

Il pourra choisir La Plus Secrète Mémoire des hommes** qui attend depuis trois mois sur la table du salon au motif qu’elle a obtenu le prix Goncourt. Il mettra ses pas dans ceux du héros, Diégane Latyr Faye, et, du Sénégal à la France en passant par l’Argentine, il s’interrogera sur l’exigence du choix entre la littérature et la vie. Il pourra reprendre Les Livres de Dieu*** de Giovanni Maria Vian qui déroule, en  philologue averti, une brève histoire des textes chrétiens. Il se perdra alors dans les écrits bibliques de l’ancien et nouveau testament à travers les cultures juive, grecque et latine de la Mésopotamie à nos jours.

Dans un cas comme dans l’autre, il oubliera, pour un temps, les tracas de son quotidien. Mais il devra malgré tout garder à l’esprit que l’attend en embuscade l’inéluctable obligation de retrouver, à un moment ou à un autre, le cours improbable de sa vie !  (*La Lenteur, Milan Kundera, Gallimard / ** La Plus Secrète Mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr, édition Paris Philippe Rey / *** Les Livres de Dieu, Giovanni Maria Vian, traduction de l’italien de Robert Kremer, éditions Salvator / illustration de Claude Soulat )

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Commentaires
A
" des clés pour ouvrir grande la porte vers des ailleurs plus doux, plus légers et plus tendres " Plus indispensables que jamais ...
Répondre
L
Oui, une eau boueuse, ou simplement claire et en pluie fine serait une bénédiction, deux mois qu'il n'a pas plu.
Répondre
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