Une longue descente aux Enfers
Non seulement le ciel est complètement bouché depuis ce matin mais une méchante bruine bousculée çà et là par une petite brise océane proscrit toute besogne au jardin potager comme dans les parterres du courtil. Certes, dans son "pèlerinage" à Saint Jacques de Compostelle*, Jean-Christophe Rufin avait-il déjà constaté que les profondes vallées basques doivent leur abondante verdure à une pluie incessante à peine entrecoupée d’éphémères éclaircies mais pourquoi ne tomberaient-elles pas uniquement la nuit ? Faute de pouvoir espérer une amélioration prochaine dans l’organisation de l’arrosage céleste, le plus sage reste donc d’en prendre son parti et d’attendre. C’est ainsi qu’ayant voulu prendre des nouvelles du monde à la télévision, je sors de mon assoupissement au milieu de spéléologues déambulant au fond d’un gouffre vertigineux. Qu’est-ce qui peut bien pousser des êtres humains normalement constitués à explorer ainsi l’univers chtonien de la planète ?
Longtemps les Erectus, Neanderthalensis et autres Sapiens se sont réfugiés à l’entrée des grottes pour y installer des abris provisoires modestement pourvus un brasero pour se réchauffer, écarter les bêtes sauvages et y cuire leur repas. Puis, afin de se protéger peut-être des rigueurs des refroidissements climatiques, ils se sont risqués à l’intérieur en veillant à ne pas se trouver nez à nez avec un ours, un lion des cavernes sinon même quelque abominable mandragore. Mais il ne s’agissait pas encore de véritable exploration. Le monde du dessous et plus encore des profondeurs faisait peur. Les Mésopotamiens il y a 4000 ans et les Grecs à leur suite y avaient d’ailleurs établi leur effroyable royaume des morts.
Ainsi, Ibycos, poète lyrique de la Grèce antique cite-t-il dans l’un des rares textes que nous conservons de lui les aventures d’Orphée, le fils du roi de Thrace Œagre et de la muse Calliope. Il excellait tant à charmer de sa lyre qu’il en vint à séduire à l’occasion d’une baguenaude en forêt la belle nymphe Eurydice. Hélas, le soir même des noces, la belle fut mordue par un serpent, mourut sur le champ et descendit là où se rendaient alors les morts après leur dernier soupir, le domaine souterrain d’Hadès, les Enfers. Inconsolable, le jeune veuf descendit à son tour et après avoir endormi le gardien, Cerbère, de sa musique enchanteresse, il parvint à convaincre le maître des lieux et son épouse Perséphone, de laisser repartir sa bien-aimée. L’indulgence fut accordée à la condition qu’il ne se retournât point. Il se retourna bien sûr et la belle rejoignit derechef l’assemblée des âmes en déshérence. Quelques années plus tard, Jésus de Nazareth devait expliquer qu’après le jugement dernier, le diable, ses anges déchus et les morts en état de péché mortel iraient eux aussi tout droit en enfer, lieu du châtiment et du feu éternel*. Notre culture judéo-gréco-latine allait supporter le poids de ces paroles terribles jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi la sagesse populaire a-t-elle fait sienne la phrase de l’écrivain anglais Samuel Johnson, "l’enfer est pavé de bonnes intentions", Jean-Paul Sartre constatait au siècle dernier que "l’enfer, c’est les autres*" et nombre d’impétrants à la fonction présidentielle en France espèrent avec une joie mauvaise une "longue descente aux Enfers" pour leurs concurrents. À la lecture des actuelles nouvelles du monde, l’interrogation d’Aldoux Huxley* ouvrirait certes de fantastiques perspectives : "et si notre monde n’était autre que l’enfer d’une autre planète ?" mais l’expérience montre, hélas, qu’en la matière, nous nous débrouillons très bien tous seuls. Ce qui n’augure rien de bien réjouissant pour l’avenir. (*Immortelle randonnée, Jean-Christophe Rufin, éditions Guérin / Mathieu chapitre 25 verset 41/ Huis clos, Jean-Paul Sartre / Le meilleur des mondes, Aldoux Huxley)