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Chroniques d'un vieux bougon
23 janvier 2012

Thomas est malade

      Tout bousculé de vent mauvais, le ciel, ce matin, a refermé sa porte grise. Les futaies du parc agitent leurs bras décharnés comme des appels au secours. Autour de leurs troncs noirs, s’enroulent des volutes de feuilles mortes, tristes ex-votos des jours d’été.  De temps à autre, un merle se pose sur la pelouse comme une ponctuation incongrue avant de disparaître dans les buissons de forsythias. Les mésanges elles-mêmes ignorent leur mangeoire et restent blotties au creux des lauriers. Jour revêche qui n’incite guère à se dépêtrer du sommeil. Les cloches de l’église égrènent imperturbablement leurs dix coups lorsque le téléphone sonne. « Thomas est malade ! »
        Son visage hâlé s’est voilé d’une vilaine teinte grise. Ses yeux brûlants de fièvre luisent comme  deux soleils maussades dans un paysage désolé. Il tente de sourire à mon arrivée mais il garde les poings serrés dans le vain espoir de masquer le tremblement de ses mains. Il veut dire que cela va passer, comme d’habitude. Qu'il ne fallait pas me déranger pour si de chose. Mais  une quinte de toux le secoue. « C’est comme ça depuis hier ! » dit Marthe qui va et vient de la cheminée au buffet et de la table au fauteuil où est engoncé son pensionnaire. « Je lui ai donné une tisane de millepertuis, mais voilà ! » Je téléphone à mon médecin. « Conduis-le à l’hôpital ! » Marthe revient avec un manteau trop grand pour lui.
        « Pas de Sécurité Sociale » souffle Thomas pendant le trajet. Mais il me confie sa carte d’identité. Elle date de vingt ans au moins. Il va falloir batailler avec l’administration ! Á notre arrivée, je me fais rabrouer, le mot est faible, parce que j’avance ma voiture jusqu’à l’entrée. « Vous ne savez pas lire ? C’est réservé aux ambulances ! » Surtout ne rien répondre, sourire bêtement et poursuivre, à petits pas, notre progression vers le "bureau des admissions ". L’employée ne fait aucun effort pour masquer son désagrément. J’essaie d’afficher un sourire contrit. « Votre carte vitale ! » Mes dénégations sont interrompues par une explosion de borborygmes éjectés à grand bruit de la gorge de Thomas. « Les consultations, c’est là-bas ! » J’accompagne  Thomas jusqu’à une salle d’attente dont tous les sièges sont déjà occupés. Ça renifle, ça tousse, ça rogne, ça grogne, ça marmonne des mots sans suite. Une dame âgée à la taille opulente chuchote à l’oreille de la fillette assise à ses côtés. Celle-ci fixe Thomas d’un regard peu amène en relevant un petit nez futé qui m’aurait amusé en d’autres circonstances. Elle libère la chaise dans un soupir de soufflet de forge. Pendant que Thomas s’installe, je joins mon ami le Carabin. « Je t’envoie quelqu'un ! » Retour devant la tenancière accrochée à son téléphone. Attirer son attention. Expliquer, calmement, que le malade… Elle me regarde comme si j’avais bafoué le sacro-saint principe de présomption d’innocence. C’est le médecin qui décide qui est malade et qui ne l’est pas. Vous êtes médecin ? Donc, expliquer que la personne qui sollicite des soins ne possède pas de carte vitale car elle n’est inscrite nulle part, à peine sur le registre des naissances de sa commune et tout au plus au bas d’un parchemin en quelque Préfecture à côté du numéro de sa carte d’identité qui n’est plus valable. Situation complexe qui exige de la réflexion et la consultation de la responsable qui consulte son responsable. Combien d’échelons avant d’atteindre le directeur ? Mais un jeune homme à petites lunettes cerclées d’or et stéthoscope en bandoulière m’interpelle. Deux femmes en blanc entourent Thomas. On avance un fauteuil roulant. On déniche un cagibi. Auscultation. « La machine est fatiguée. Usée. On le garde deux ou trois jours pour des examens.» On entraîne Thomas qui me fixe avec le regard perdu du noyé qui s’enfonce dans les entrailles du monde.
      Je rejoins la caissière derrière son comptoir. C’est à présent une jeune femme aux yeux verts et au minois de miss monde qui officie. La tête légèrement inclinée, elle m’écoute attentivement débiter mon discours pour la seconde fois. « Pour la C.M.U., il faut vous inscrire à la mairie. » Une heure plus tard, à la mairie, je n’ai pas besoin de chercher mes mots. « Service Social ! » Trois bâtiments plus loin ! None sonne au clocher de l’abbatiale. Les bureaux sont fermés lorsque j’arrive tout essoufflé par une course entre les voitures garées en tous sens. Je reviendrai donc demain. (© Roland Bosquet)

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