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Chroniques d'un vieux bougon
1 novembre 2012

106 ans

      Elle naît cinq mois après la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Elle a huit ans lorsque la mobilisation envoie la plupart des hommes de son village dans les tranchées. Son père n’ira pas pour cause de famille nombreuse. Mais il faut remplacer ceux qui sont partis et les travaux de la ferme sont toujours durs pour les femmes et les enfants. Le 11 nombre 1921, elle a quinze ans et, comme tout son village, elle participe à la première commémoration de l’armistice de 1918 où l’on énumère la longue liste des morts et des disparus. "C’est la der des der", affirment les anciens combattants. Partout en Europe, pourtant, on prépare la prochaine. En 1928, Staline devient le maître absolu de l’URSS, Himmler crée l’ordre noir des SS pour soutenir Hitler, Raymond Poincaré, président du Conseil, divise la valeur du franc par cinq. Elle se marie à une famille de prospères agriculteurs de la plaine de Caen. 1932, Paul Doumer est assassiné par un fasciste russe, le Parti National Socialiste allemand obtient 30%des voix aux élections, elle donne naissance à son premier fils, Jean. Six années plus tard, alors qu’en Allemagne, le troisième Reich brûle les synagogues, déporte les Juifs et confisque leurs biens, nait son quatrième enfant, Josiane. L’année suivante, comme son père en 1914, son mari ne partira pas à la guerre. Pendant l’Occupation, on vit moins difficilement dans les campagnes qu’en ville mais les réquisitions sont nombreuses et pèsent lourd pour tout le monde. Nombre de paysans sont prisonniers ou assujettis au travail obligatoire. Il faut alors aider leurs familles à survivre. La traite des vaches, l’élevage des cochons, le potager, les fenaisons, les moissons, le ramassage des pommes de terre, la cueillette des pommes pour le cidre, le travail ne manque pas pour les femmes.  Le 6 juin 1944, l’armada des alliés déferle sur les côtes normandes. Leurs avions bombardent les positions ennemies. Il faut fuir. On attelle les chevaux aux charriots et on s’éloigne des zones de combat. L’exode durera deux mois d’une vie précaire et rude. Pour retrouver au retour, un village à demi détruit. Mais la paix est enfin revenue et la vie va pouvoir reprendre normalement Les ouvriers agricoles partent à l’usine, les tracteurs remplacent les chevaux dans les champs, le téléphone s’installe à la maison avec la télévision pour voir le couronnement de la reine Élisabeth II d’Angleterre. La DS19 succède à la vieille Traction Citroën. Pompidou est Président de la République lorsque sa mère meurt  à quatre-vingt treize ans. Puis son mari et son dernier fils décèdent à leur tour. "C’était à moi de partir, pas à lui !" Mais la vie continue, cahin-caha. Elle est à côté de moi, devant la tombe de sa sœur, ma mère. Si frêle que l’on craint pour elle la moindre brise qui l’emporterait mais si pleine en vie. L’œil pétillant et le verbe assuré. La mémoire tout aussi alerte et précise. Avec les souvenirs transmis par sa mère et sa grand-mère, elle porte sur ses épaules cent cinquante ans d’Histoire. Les hommes se sont entretués, Armstrong a marché sur la lune, des satellites explorent la galaxie, les trains roulent à quatre cents kilomètres par heure, l’informatique révolutionne la vie quotidienne.  Et elle s’émerveille toujours des somptueuses couleurs des chrysanthèmes que son second fils distribue sur les tombes entourant la petite église de son village natal perdu au cœur du Pays d’Auge normand. Dans un mois, elle commencera sa cent-septième année. (©Roland Bosquet)

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Commentaires
V
Oh, ça, ce n'est pas un texte d'un vieux bougon. Non. Du tout.
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