Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
19 mai 2015

L'envoûtement

envoutements

       Lors d’une séance de dédicaces organisée par notre éditeur, mon voisin, journaliste de son état, me rapporte une rencontre qui, même pour lui, sort de l’ordinaire.  Il avait rendez-vous avec un vieil homme de la campagne qui se disait envoûté. Dernier survivant d’une époque lointaine où la vie fourmillait autour de lui, notre homme était devenu au fil des années le seul et unique habitant de son hameau mais il ne se sentait pourtant pas seul. Selon lui, les fantômes des absents rôdaient encore au milieu des maisons glissant doucement vers la ruine. Déjà, alors que la Catherine, sa femme, vivait encore, il avait bien compris que les vaches du père Dupré avaient été l’objet d’un sort. En effet, un matin, celui-ci constata que la Doucette, une paisible montbéliarde qui donnait généreusement ses vingt-cinq litres de lait pas jour, avait perdu sa corne gauche. Elle n’avait été ni cassée ni sciée comme certains le supposèrent hypocritement lorsqu’il leur révéla l’affaire au bistrot du bourg. Elle avait simplement disparu. Comme si elle n’avait jamais existé. On accusa alors la pleine lune et ses maléfices et l’affaire en resta là. Mais lorsque la même aventure arriva à la Noiraude la veille de la foire cantonale, il ne fit plus de doute pour personne : le village était bien victime d’un envoûtement. D’autant plus que six mois plus tard, alors qu’elle rentrait chez elle à la nuitée, ce fut au tour de la vieille Marceline. Elle raconta le lendemain au facteur des Postes que sa canne s’était littéralement envolée toute seule, avait sauté par-dessus le mur de l’ancien cimetière du prieuré et  avait disparu en direction de l’antique chapelle Saint Basile dont il ne reste plus guère aujourd’hui que quelques pierres inexploitables. Informée des tracas de sa parente, l’épouse de l’adjoint au maire l’avait invitée à partager avec elle et sa belle-fille, une part de son fameux gâteau aux prunes agrémentée d’une boisson réconfortante. Et la belle-fille, une puissante paysanne aux mains larges comme des battoirs de buandière, avait ressenti à nuit tombée des nausées à tordre les boyaux. Elle aurait pu passer si l’Augustine, la doyenne du hameau et fine connaisseuse des plantes, n’était intervenue en urgence avec une tisane de sa fabrication secrète. On ne pouvait plus tergiverser. La Léone qui pratiquait bigotement l’église, avait informé le curé de la situation. Et de son côté, le maire du village d’en bas avait exposé les faits au maréchal-des-logis envoyé par le capitaine de la gendarmerie du chef-lieu de canton. Les pandores firent bien un ou deux tours en Juva-quatre dans les chemins du hameau. Le dimanche suivant, le curé déclama bien son sermon sur le thème de la vengeance qui est contraire aux règlements de l’Eglise, surtout lorsqu’elle est occulte. Rien n’y fit. Les incidents se poursuivirent. Peu à peu, les villageois décidèrent aller vivre sous des cieux plus paisibles. Les jeunes partirent les premiers pour, soi-disant, suivre des études à la ville. Leurs parents les suivirent sous le prétexte d’un travail mieux rémunéré que celui de paysan. Les veuves expliquèrent qu’elles devenaient trop vieilles pour rester éloignées de tout. Les célibataires abandonnèrent enfin le front. Ultime habitant du hameau, notre homme se crut enfin libéré du terrible sortilège. Jusqu’à l’autre matin, avoua-t-il encore tout retourné. Accrochées à la porte de sa grange pendant la nuit, les plumes d’un oiseau qui n’existait même pas le menaçaient de nouveau. Alors, conclut mon voisin, j’ai compris que mon interlocuteur, sous ses dehors plutôt frustres, était en réalité un observateur avisé de notre société. Les habitants du hameau accusaient de tous leurs maux quelque volonté invisible venue de l’extérieur comme d’autres aujourd’hui pensent que le gouvernement, l’Europe ou la mondialisation sont à l’origine de leurs difficultés à affronter l’avenir. On voit par là qu’en dépit de ses prétentions scientifiques, notre civilisation post-moderne reste profondément imprégnée des croyances païennes remontant du fond de l’âge. (Photo : passions-randos)

(Suivre les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)

Publicité
Publicité
Commentaires
C
L'anthropologie explique le monde, ce n'est pas Emmanuel Todd qui vous démentira...
Répondre
M
Bien vu.. bien dit !<br /> <br /> Nous sommes tous les artisans de nos bonheurs..comme de nos malheurs !<br /> <br /> Inutile d'accuser l'un, l'autre.. ça irait mieux si.<br /> <br /> Trop de moutons.. crient au loup<br /> <br /> Merci pour ce beau texte
Répondre
Chroniques d'un vieux bougon
Publicité
Chroniques d'un vieux bougon
Albums Photos
Newsletter
Derniers commentaires
Archives
Publicité