Sortir, sortir, sortir.
Bravant l’épais brouillard qui s’est abattu sur la vallée, la lumière du jour qui se lève tente désespérément de dégager les cimes des bouleaux dont je distingue à peine les troncs. En l’absence du moindre filet d’air, tout laisse hélas à penser que cette purée de poix va péguer jusqu’au soir, comme disent les vieux d’ici. Calfeutrés dans les palisses, merles et moineaux observent d’ailleurs un silence circonspect et les choucas eux-mêmes semblent avoir oublié de rejoindre leur poste de vigie dans le clocher de l’église. En un mot, c’est un temps habituel de décembre délicieusement propice à la paresse et à l’oisiveté.
Mais avant de s’y adonner avec gourmandise un bon livre à la main, il convient d’abord de réveiller les braises endormies sous la cendre dans la cheminée et d’ajouter un petit fagot de brindilles de pommier. Des arômes de miel libérés par les flammes se mélangent bientôt à ceux du café et embaument la maison d’une douce mélancolie magnifiquement illustrée à la radio par les frères Capuçon et Frank Braley dans le trio en mi bémol majeur n°2 de Franz Schubert.
Vient ensuite le temps de chausser mes bottes de caoutchouc, d’endosser une antique gabardine bardée ici et là de cuir usé jusqu’à la corde et de saluer mes arbres engourdis d’humidité. Les branches décharnées des fayards pleurent leurs feuilles qui jonchent désormais la pelouse. Les acacias dessinent sur la grisaille des messages cabalistiques à l’adresse d’hypothétiques voyageurs célestes. Les sapins opposent un rempart puissant face à d’imaginaires envahisseurs venus de lointaines contrées de l’Ouest. Et le vieux chêne de l’entrée de mon courtil veille, superbe et magistral, tel un gardien antique défiant les siècles de ses ramures torturées. Le temps d’arracher à la terre lourde et collante du potager quelques choux, poireaux et radis noirs pour une association d’entraide de la ville et je retrouve la chaleur paisible de la flambée qui esquisse sur les murs du salon des silhouettes changeantes, comme pour donner un semblant de vie à l’immobilité.
Mais mon confinement s’arrêtera là. Le téléphone a sonné pendant mon absence. C’est Jean-Jacques… je devais venir mais avec ce brouillard…à bientôt ! Jean-Jacques est presque aussi casanier que moi et il trouve là un beau prétexte pour garder la maison. Bonjour, c’est Sébastien, j’avais prévu de déplacer des moutons mais on verra ça demain ! Mon voisin agriculteur n’hésite jamais à solliciter un coup de main pour tout et n’importe quoi et je le lui donne toujours bien volontiers. Bonjour, c’est Madeleine de La Librairie Bleue, j’ai sous le coude trois ou quatre livres qui attendent une dédicace, vous passez quand ? J’adore Madeleine, son rire pointu et son esprit aiguisé mais si je l’écoutais, je passerais mes matinées chez elle. En un mot, le cours des jours avance à son train, inexorablement conforme à celui des jours d’avant.
Livres et articles de circonstance envahissent pourtant à foison magazines et étagères, grâce à la pandémie, le monde aurait changé, nous aurions changé. Nous prendrions désormais moins l’avion dans l’espoir de sauver la planète, nous utiliserions moins la voiture pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, nous achèterions nos légumes de saison au petit marché du bout de la rue plutôt que dans la grande distribution pour aider nos maraîchers de proximité, nous ne gaspillerions plus la nourriture industrielle ni les vêtements à bas prix fabriqués par des enfants à l’autre bout du monde, nous ne jetterions même plus les masques covidesques sur les trottoirs ou sur les bas-côtés des routes ! Je reste dubitatif. Ces incantations au "monde d’après" ne souligneraient-elles pas surtout notre impuissance à faire face au retour des mauvaises habitudes de celui d’avant ?
Pour l’heure, je mets sur la chaîne stéréo l’Appassionata et quelques autres sonates de Beethoven interprétées au piano par Wilhelm Kempff et empoigne le passionnant Odyssée des gènes de la professeure d'anthropologie génétique au Muséum national d'histoire naturelle Evelyne Heyer ; je devrais en savoir plus sur les longues migrations de nos ancêtres Sapiens à travers l’Afrique et l’Eurasie. Une belle manière aussi de sortir de chez soi !