Entre gaucherie, forfanterie et bagout.

À l’image de ses ultimes conscrits qui suivent son cercueil à petits pas, Antoine avait respecté à la lettre la boutade de Woody Hallen, la vieillesse est le plus sûr moyen de ne pas mourir jeune. Avec le diacre qui anime la cérémonie, je dois être l’un des plus fringants de l’assistance à affronter la bruine qui glisse ses coulis entre les croix de granit et les stèles d’un autre siècle. S’il avait d’ailleurs soupçonné que nous l’accompagnerions sur ce dernier chemin, il aurait bougonné entre ses dents l’un de ses aphorismes préférés, mieux vaut transpirer que grelotter, avant de conclure par un impératif "pas la peine d’attraper la crève !" Malgré les nombreux coups durs qui ont émaillé sa vie, Antoine avait en effet cultivé jusqu’au bout un esprit vif et acéré. La carcasse, le mot qu’il utilisait pour désigner ce corps qui ne lui obéissait guère, la carcasse avait par-contre payé un lourd tribut à l’insouciance de la jeunesse, une "déconnade à moto", comme il disait, qui l’avait condamné au fauteuil roulant pour le reste de ses jours qui s’étaient ensuite alignés sur une belle soixantaine d’année.

Je fis sa connaissance peu après que mon employeur et moi-même eûmes conclu, il y a vingt ans et d’un commun accord, que l’heure était venue pour moi de me consacrer à temps plein à l’écriture et à mon courtil. J’accompagnais alors mon voisin agriculteur, Sébastien, qui avait pour habitude de fournir la mère puis l’épouse d’Antoine en légumes de saison. Je revins le lendemain après-midi avec l’un de mes livres, puis la semaine suivante et la semaine d’après encore avec  mission de lui en faire la lecture. Mais je n’étais pas le seul à le visiter ; c’était presque tout le village et ses alentours qui défilaient ainsi dans sa petite maison aux épais murs de granit blottie au milieu de la verdure dans un recoin de la vallée.

Il y avait les intellectuels comme cette institutrice revenue au pays pour jouir de sa retraite et revisiter avec lui les grands classiques de la littérature ou ce professeur d’université en congé sabbatique perpétuel qui aimait à l’affronter aux échecs. Il y avait les joueurs de scrabble ou de dominos qui perdaient presque immanquablement contre lui et ceux qui "tapaient le carton" avec force éclats de rire, commentaires hauts en couleurs et tricheries éhontées qui ne trompaient personne.  Il y avait les inconditionnels du verbe qui lui apportaient à domicile les nouvelles locales, la fille d’Armande vient d’accoucher de jumeaux dodus comme un enfant Jésus, le mari de cette teigneuse d’Huguette vagabonde en ce moment avec la factrice, le Jean-Jacques de la Chaize a encore changé de tracteur ou la secrétaire de mairie vient de "fiancer" le fils du notaire. Et il y avait les taiseux qui peinaient à sortir trois mots comme s’ils arpentaient encore les halliers à la recherche d’un bolet ou d’une poignée de girolles. Si leur embarras amusait leurs hôtes, ceux-ci n’en étaient pas moins reconnaissants, même s’ils se gardaient bien de le montrer ; ils auraient ajouté le malaise à la confusion.

Car, sous la culture des uns, la hâblerie et le bagout des autres ou la gaucherie des derniers serpentait secrètement une immense pudeur gardant sous silence ces interrogations fondamentales de la vie qui taraudent tout un chacun un jour ou l’autre. Hors de question dès lors de proférer des mots de curé tels que réconfort, amour du prochain ou compassion. Parce qu’en définitive, tout le monde trouvait son compte à ce théâtre de simple humanité. (Lire à ce propos le Consolations de Christophe André aux éditions L’Iconoclaste).

Comments

[Loulou le filou]

Un bel exemple d'humanité, tout n'est pas foutu, mais presque !

[Arielle Thomann]

Paix à Antoine qui, contrairement à Jacques de la Chaize ne changera plus de tracteur !