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Chroniques d'un vieux bougon
19 mars 2022

En avons-nous encore l'envie ?

l_envie

Le troisième prélude et fugue du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach interprété par Sviatoslav Richter embaume l’air apaisé de cette fin de journée bien remplie. Au loin, le soleil couchant brode l’horizon de reflets orangés avec, au-dessus de la crête des châtaigniers, un petit nuage suspendu à la traînée blanchâtre d’un avion. Une fine brise de traverse porte l’angélus du soir mêlé aux murmures étouffés des habitants du bourg qui rentrent à la maison. Et bourdonne en sourdine par-delà les collines les soupirs de la circulation sur la route qui conduit à la ville voisine. Tout égaré qu’il soit au fond de sa vallée perdue au cœur des Monts, mon modeste courtil reste relié au monde.

On aimerait pourtant, parfois, s’en tenir éloigné ou, au moins, n’avoir plus à s’en préoccuper mais c’est impossible bien sûr. Assis à mes côtés sur la terrasse et armé comme moi d’un verre de Sauvignon, mon vieil ami Jean-Marie, professeur d’histoire-géographie à la retraite depuis longtemps, me vante les mérites du roman Douze Cercles de Iouri Andrukhovytch*. Dans un style bien éloigné de celui Proust ou de Modiano, concède-t-il, et plutôt âpre et grinçant, il décrit l’univers foutraque et hétéroclite d’une Ukraine au sortir du chaos postsoviétique et en route à marche forcée vers l’économie de marché. Un univers qui nous semble parfois encore très présent chez nous avec ses malentendus douteux, ses kafkaïennes absurdités administratives, ses affaires mafieuses et ses intrigues libertines complètement débridées. Un monde noir et désespéré.

Depuis la mi-temps du siècle dernier, un improbable capital de chance a porté notre génération de septuagénaires. Ce sont nos parents qui se sont chargés de réparer le plus gros des dégâts causés par l’invasion nazie et la Libération, reconstruire la société et les institutions, les maisons, les routes, les ponts, l’industrie, l’agriculture. Nous n’avons même pas été appelés à participer aux décolonisations comme ont dû le faire nos frères aînés au prix de cauchemars nocturnes récurrents sinon parfois de leur vie. Parvenus à l’âge où l’on se croit capable de tenir les rênes de sa vie, nous avons bousculé l’ordre établi à grand renfort de gesticulations et nous en discourons encore aujourd’hui en anciens combattants que plus personne n’écoute. Quelques défis restaient toutefois à relever comme de consolider la paix dans nos régions occidentales par exemple et nous l’avons cahin-caha mené à bien avec le temps. Sinon, notre objectif principal n’était plus guère que de vivre mieux que nos parents ce qui n’était pas bien difficile, embarqués que nous étions, du moins le croyions-nous, sur l’onde porteuse des lendemains qui chantent.

Hélas, touchant aujourd’hui au crépuscule, nous devons constater que nos paris débouchent malgré tout sur quelques échecs comme celui de l’inégalité que nous avons été bien loin d’éradiquer même si nous espérons l’avoir dégradée de chimère à gageure ou comme les ravages imposés à la nature et au climat si longtemps ignorés ou cachés sous le boisseau. Et voilà que débouche de l’Est le revers le plus douloureux, la guerre à notre porte, nous qui croyions l’avoir renvoyée dans les limbes du siècle passé. Débâcle des illusions. Incompréhension du réel. Angoisse pour l’avenir.

Oh, pas notre avenir, bien sûr, mais celui de nos enfants, celui des générations futures comme ils disent. Le nôtre est tout tracé. Nous pouvons encore sans crainte boire un verre de vin entre amis dans la paix d’un soir de printemps encore frais. Mais nous savons que la besogne que nous laissons sur l’établi risque fort d’être plus ardue que celle qui nous incombait, il y a soixante-dix ans. Et nous savons que nous n’y pourrons plus grand-chose sinon même rien. Mais en aurions-nous encore l’envie ? En aurions-nous encore la volonté ? (* Douze Cercles, Iouri Andrukhovytch, traduction Iryna Dmytrychyn, éditions Noir sur Blanc)

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Commentaires
L
On est toujours à la merci d'un fou, le chant c'est du bruit.
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A
Les lendemains déchantent et le printemps frissonne qui frappe à notre porte. On aurait presque honte d'avoir chanté si fort, d'avoir chanté si bien le tendre de nos vies !
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