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Chroniques d'un vieux bougon
3 mai 2022

le cri de la laitue au petit-matin.

laitue

Ma rituelle visite matutinale aux arbres de mon courtil revêt, ce matin, d’autant plus d’importance que je les ai négligés trois jours durant pour cause de salon du livre comme il en pousse désormais un peu partout au même titre que les vide-greniers, les bric-à-brac et les brocantes de quartier.

Les robiniers se couvrent du nuage laiteux de leurs inflorescences et si leur parfum reste bien difficile à percevoir du pied de leurs vingt-cinq mètres de hauteur, le bourdonnement des abeilles augure d’une belle récolte de miel pour mon voisin dont les ruches s’alignent à proximité. Une aura au vert tendre enveloppe les sapins où est installé l’habituel couple de ramiers en quête incessante de nourriture pour leurs deux pigeonneaux dont les piaillements accompagnent le murmure de la brise dans le feuillage naissant de l’érable commun. En lisière et abritant dans leur toupet un nid de pies particulièrement bavardes, les bouleaux dispensent généreusement leur pollen qui, lorsque le soleil consent à illuminer la vallée, interprète un ballet imprévisible avant de se poser, tel un vulgaire sable du Sahara, sur les azalées encore resplendissantes. Et, au milieu, constellée des innombrables fleurs de pissenlits et des inévitables taupinières, la pelouse étale sa verdure perlée de rosée où se reflète le bleu du ciel. En un mot, tout un univers qui nous émerveille chaque jour un peu plus mais un univers qui peut également souffrir. À l’issue de sa tournée d’inspection, le jardinier semble, hélas, l’avoir oublié.

Ses bottes de caoutchouc s’enfoncent profondément dans la glaise et son pas se fait hésitant. Soudain, il s’arrête, sort son couteau de sa poche, l’ouvre d’un claquement sec et observe, l’œil dubitatif, la platebande qui se déploie devant lui. Il avait semé, il y a un mois et demi, de minuscules graines de laitue romaine dans un vieux cageot de bois remisé à l’abri du gel puis repiqué les jeunes pousses dans des pots individuels, arraché au potager quelques adventices invasives, aéré le sol d’un coup de binette et avec le retour des beaux jours de printemps mis les plants les plus vigoureux en pleine terre. Il était ensuite revenu presque chaque jour pour en ausculter l’état de santé, dégageant ici des brindilles de noisetier, écartant là un pied de bouton d’or ou plus loin un chardon des champs qui pullulent dans les prairies alentours. Mais le moment est venu de choisir la plus belle et la plus charnue pour escorter une omelette agrémentée d’une poignée de giroles. Il se penche en grimaçant à cause de ces fichus rhumatismes qui se réveillent toujours au plus mauvais moment, évacue d’un doigt agacé une cagouille réfugiée dans l’ombre espérant échapper ainsi aux merles qui en sont si friands, empoigne l’élue d’une main enveloppante et coupe de l’autre.

Personne, ni lui, ni les moineaux, ni les tourterelles, ni les rouges-gorges, ni les mésanges, personne n’entendra le cri de douleur de la laitue que l’on sépare sauvagement de sa terre nourricière et pourtant. Depuis près de six semaines, ses feuilles se sont déployées à la lumière pour absorber le maximum de CO2, le transformer en sucres par le prodige de la photosynthèse et expédier vers la racine les sucs ainsi produits. Là, une multitude de radicelles colonisées par divers champignons mycorhiziens les transforment en azote qui va remonter pour nourrir la plante tout entière. Et voilà que d’un seul geste et avec d’autant moins de remord qu’il n’entend bien sûr aucune plainte ni aucun gémissement, le jardinier met fin à cette miraculeuse harmonie entre l’air, la terre et l’eau !

D’aucuns se refusent à manger de la viande parce que les animaux souffrent ; le geste du cueilleur vaut bien celui de l’éleveur qui conduit sa vache à l’abattoir. Il faut parler aux salades, aux poireaux et aux radis roses comme on parle aux arbres, aux fleurs et aux oiseaux. Il faut leur exprimer de toute notre considération et les remercier de participer ainsi à notre plaisir sinon même à notre survie. Mais n’est-ce pas là en réalité ce que la nature appelle sobrement le "vivre ensemble" ? (Réécouter la Prédication aux oiseaux de Franz Liszt sous les doigts de fée de Anne-Marie Dubois et lire absolument À la recherche de l’arbre-mère, Suzanne Simard, éd. Dunod.)

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Commentaires
L
Il faut aussi parler aux outils !
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