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Chroniques d'un vieux bougon
8 septembre 2011

Lune captive

        En septembre, le binage et le sarclage sont les deux travaux  sous le signe de Sisyphe qui guettent tout bon jardinier. Entre deux crachins, je pousse donc ma brouette remplie d’herbes indésirables lorsque j’entends un " Il y a quelqu’un ?"  retentissant en provenance de l’entrée de ma maison. Il y a quelqu'un, bien sûr ! Depuis ma plus tendre enfance, ma famille d’abord puis l’école puis l’entreprise qui m’a employé se sont ligués pour m’en convaincre : je suis quelqu'un. Modestement, humblement, pas vraiment de peu mais pas du tout d’en haut. Simplement quelqu'un !

         Je pose mon engin avec la bonne conscience de celui qui se satisfait du premier prétexte venu pour respecter une pause dans la tâche misérable qui l’accapare et me dirige cahin-caha vers ma maison. Je n’ai pas fait trois pas que je repère, masqué par une touffe d’herbe, un magnifique pied de pissenlit. Les pluies d’orage du mois d’août semblent l’avoir si bien revigoré que deux gros boutons tout prêts d’éclore se dressent avec arrogance. Il s’agit là d’une véritable provocation. Il est hors de question de l’ignorer. Qu'importe l’appel, là-bas, qui récidive. Le message annoncé serait-il de réelle importance qu’il ne présenterait jamais d’aussi impérative urgence que l’élimination d’un pied de pissenlit, cet ennemi juré du jardinier. Bien qu'au printemps, accompagnées d’un œuf dur, de lardons et de ciboulette, ses premières pousses constituassent une salade merveilleusement goûtue. Mais nous sommes à l’orée de l’automne. D’un coup précis de ma binette, j’élimine donc l’importun. Sans un regret. Sans illusion non plus d’ailleurs car je sais pertinemment que le reliquat de racine que je n’ai pu atteindre ne manquera pas de repartir sans attendre. Je sais qu'au printemps prochain, de belles feuilles, larges et généreuses, s’étaleront à nouveau sur ma pelouse. Et je sais que, si je n’y prends garde, deux gros boutons s’empresseront d’éclore, me fixant, tels deux gros yeux jaunes, avec insolence.

          Je m’apprête à répondre enfin à l’appel qui persiste lorsque j’aperçois, à quelques pas, un pied de plantain dit à cinq coutures. Malicieusement dissimulé dans l’ombre d’un pied de dahlia à grosses fleurs mauves, il est jusqu’ici parvenu à échapper à ma vigilance. Bien que soi-disant pourvu de qualités médicinales, ce plantain est plus redoutable encore que le pissenlit. Non seulement il prolifère généreusement et décourage toute autre végétation, mais il héberge surtout le puceron cendré du pommier. L’arracher représenterait presque un geste de salubrité publique. Je ne saurais l’ignorer sans honte. Même si les trois pas exigés ne s’orientent pas dans la direction des appels qui, là-bas, ne se découragent pas. Je me détourne donc de mon chemin, me penche en grimaçant à cause de vieilles douleurs réveillée par mon geste trop brusque puis empoigne feuilles et hampes d’une main ferme et tire.

      Mais au moment où je vais jeter mon trophée dans ma brouette, une ombre s’avance jusqu’à moi. « Je savais bien que je vous trouverais au jardin ! » La voix est légèrement éraillée, les mi-bottes noires et usées, la robe grise et froissée et ma confusion extrême. Je me redresse en réprimant courageusement une grimace. « Était-ce bien prudent de vous déplacer aussi loin de votre Mas du Goth ? » Le rire est clair et franc. « Il me fallait vous apporter ceci sans attendre. » Et Marthe Dumas de me présenter une brassée de livres enfouis au fond de son cabas accroché à la poignée de sa béquille. Sur le dessus, comme en exergue, "Lune captive dans un œil mort" de Pascal Garnier. « Une histoire épouvantable de vieux parqués dans une résidence pour vieux, m’explique Marthe. De quoi vous décourager de vieillir ! » (© Roland Bosquet)

 

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