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Chroniques d'un vieux bougon
27 septembre 2012

Carolin Widmann

          Visite, ce matin, de Juliette et Mathieu venus inspecter l’avancement des travaux d’aménagement de leur grange. Alors que j’allais donner leur crouton de pain dur aux chèvres naines, ils m’ont hélé à grand renfort de gestes désespérés depuis la terrasse de leur maison. Je devrais dire la future terrasse de leur future maison car ces travaux leur semblent traîner en longueur. Tantôt, déplorent-ils, c’est le plombier qui n’est pas au rendez-vous pour cause de décès familial dans une région si éloignée qu’on ne sait même plus la situer sur une carte, tantôt c’est le carreleur accaparé par un autre chantier lui-même retardé par les fortes chaleurs de la canicule, tantôt c’est l’électricien qui prétend ne pas pouvoir exercer son art  tant que le plâtrier n’a pas achevé d’élever la cloison séparant la suite parentale de la salle de jeu des enfants, cloison négligée en son temps par l’architecte parti en vacances prolongées dans les îles avec femmes et enfants, tantôt c’est le chauffagiste qui n’aurait pas été livré en quantité suffisante en tuyaux et autres matériaux divers, tantôt c’est le hasard des oublis des uns et de la négligence des autres, tantôt c’est simplement la nécessité de donner du temps au temps. Ces dignes artisans sont ainsi contraints de louvoyer sournoisement entre promesses non tenables et regrets polis. En un mot, c’est un fleuve de récriminations qui s’est abattu sur moi aux presque aurores avec la violence d’un torrent dévalant en grondant les pentes abruptes de la plus haute colline des Monts. Une tasse de mélange de malabar moussonné torréfié à point et de kwilu du Congo apporta un peu de paix au milieu de ce charivari. C’est le moment qui choisit Camille, leur fille, pour se réveiller et exiger, avec la vigueur que les bébés affamés savent montrer à cet âge là, le biberon qu’elle engloutit d’ordinaire une heure plus tard. Juliette a prestement présenté l’objet du désir à la donzelle qui en a ingurgité trois gorgées avant de se rendormir benoîtement, un sourire béat sur les lèvres. « Vous ne pourriez pas la garder pendant que… ». Las ! Les parents ont à peine franchi le seuil de mon courtil que leur charmante progéniture ouvre les yeux, croise par mégarde le regard consterné d’un vieux bougon mal coiffé et se lance in petto dans une série de vibratos dignes du contre-ut de Natalie Dessay. Décontenancé, je tente plusieurs manœuvres de diversion. Rien n’y fait. Mille pensées traversent alors mon esprit enfiévré. Jean-Louis Fournier conseille de disposer le berceau de ces chérubins auprès des fenêtres afin de les y lancer au premier pleur. S’ils sont vraiment des petits anges, ils s’envoleront. J’hésite. Je songe à Mozart qui  parvenait à composer dans d’aussi piètres conditions. Ce sera Schubert et sa fantaisie en do majeur avec Carolin Widmann au violon et son compère Alexander Lonquich au piano. L’exercice est semé d’embûches techniques et de chausse-trappes musicaux, louvoyant, là aussi, entre badineries lumineuses et réminiscences obscures dans une éblouissante suite de variations où l’on découvre un Schubert fraternel qui s’adresse d’abord au cœur. La page est sublime. Carolin Widmann l’est tout autant, aidée en cela par un partenaire attentif. Dans son couffin, subjuguée sans doute par la pureté des phrasés, la délicatesse des respirations et le raffinement des nuances, la diva retient son souffle, ses joues retrouvent leur jolie teinte rosée et ses yeux se referment. « Elle est belle, n’est-ce pas ? », murmure Juliette d’un regard alangui lorsque s’éteint la sonate en la majeur qui clôt l’enregistrement. Et l’on voit par là que la normalitude n’existe pas pour les enfants mais aide grandement les parents à supporter le présent. (© Roland Bosquet)

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