Le chant des cigales
La scène se déroule lors de la grande migration estivale du quinze août. Les cloches de l’église achèvent de sonner les dix coups de tierce lorsque j’entre dans la boulangerie. Comme d’habitude, la discussion est vive. La boulangère rapporte à l’aide-ménagère de la veuve du notaire une anecdote lue dans le journal. À la recherche de sa monnaie, celle-ci écoute distraitement mais les deux clients qui attendent leur tour en piaffant d’impatience grimacent ouvertement leur mécontentement. Ils ne connaissent pas notre polémiqueuse locale et peut-être se sentent-ils concernés par ses propos.
Des touristes auraient demandé au maire d’un village de Provence de faire taire les cigales qui troublaient, selon eux, la tranquillité de leur sommeil. Peuchère, ajoute la tenancière en tentant d’imiter l’accent marseillais, comment fleuriraient les oliviers sans le chant des cigales ? L’aide-ménagère affiche un sourire satisfait après avoir aligné ses pièces dans la sébile. Mais notre conférencière n’a pas clôt son chapitre. Il y en a même qui ont exigé par courrier que le curé ne fasse pas sonner les cloches le matin parce qu’elles perturberaient leur grasse matinée ! Vous imaginez la commune sans la sonnerie des cloches ?
Les deux chalands n’en peuvent plus de perdre ainsi de longues et précieuses minutes qu’ils consacreraient sans aucun doute à l’élévation de leur vie intérieure et de devoir, aussi, opiner du chef de peur d’attirer sur eux des foudres qu’ils pressentent apocalyptiques. Vous, leur adresse d’ailleurs la jaboteuse décidément en verve, vous ne seriez pas comme ça ! Ils n’ont pas le temps de répondre que la porte s’ouvre sur les cris d’un gamin arborant un téléphone carillonnant le refrain tonitruant de La route fleurie de Francis Lopez. C’est Papy ! Et les récriminations de la patronne de s’orienter vers une calamité qui, elle, dure toute l’année, les portables.
En réalité, la scène évoque crument le décalage entre l’exercice citadin de la promiscuité, du bruit incessant, des mauvaises odeurs, de la pollution endémique et de l’excitation perpétuelle et le paisible destin du campagnard exercé depuis toujours à accorder du temps au temps et à savourer en toute occasion les délices des bonnes choses tout en observant benoîtement ses radis rosir dans son potager.
L’un se comporte en malotru dès qu’il enfile son short et son "tee-shirt", se coiffe d’une caquette ridicule, chausse son nez rouge d’une paire de lunettes de soleil qu’il enlève, agacé, pour consulter l’écran de son smartphone avant de s’enfoncer à foulées conquérantes dans les ténèbres provinciales. L’autre sourit et hausse les épaules. De toute façon, pense-t-il, ils seront repartis aux lisières de septembre ! Les cigales commenceront certes à faire silence mais les cloches villageoises continueront de marquer les heures. Celles de la prière peut-être mais plus sûrement celle du rendez-vous quotidien à la boulangerie, celle de l’apéritif avec les conscrits, celle de la sieste dans l’intimité des persiennes et celle de la causerie vespérale à l’ombre du tilleul de la Grand-Place pour critiquer le conseil municipal en général et le maire en particulier. Comme d’habitude !
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