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Chroniques d'un vieux bougon
18 mai 2021

Se libérer des habitudes.

habitudes

Les nomades du Pont de l’Ascension ont regagné la ville, le travail et le train-train quotidien. Les ouvriers ont retrouvé leur usine, les employés leur bureau et leur clavier, les campagnards leur quiétude et le car de "ramassage" scolaire "ramasse" de nouveau les élèves. Des promesses de jours meilleurs s’inoculent par ailleurs à tour de bras à coups de seringues vaccinatoires. La vie tente de reprendre son cours tranquille d’avant.

C’est le moment que choisissent mes vieux amis Alice et Germain pour passer devant le chêne qui marque l’entrée de mon courtil et stationner leur camping-car au pied des bouleaux. Dès la reverdie, ils ont en effet pour convention d’abandonner leur village en Pays d’Artois pour vivre les beaux jours de l’été en leur maison familiale d’Euzkadi. Tel Ulysse en route pour son royaume d’Ithaque et, attentifs comme lui à faire durer l’Odyssée* jusqu’à l’ultime et vingt-quatrième chant, ils s’accordent des escales plus ou moins longues dont une en ma vallée perdue au cœur des Monts. Chaque année, nous commémorons ainsi, en conscrits, notre soixante-dixième anniversaire en échangeant les dernières nouvelles : leur virée alsacienne à l’automne précédent en suivant la route des vins avec preuve à l’appui, la jambe cassée de "madame" et sa laborieuse rééducation, le fatal AVC d’une lointaine relation commune depuis longtemps perdue de vue et, bien sûr, les inévitables péripéties covidesques qui ont émaillé les mois écoulés dont leur course au vaccin pour partir l’esprit plus tranquille.

Sapiens se voyait puissant, il se découvre des pieds d’argile. Le passé était hier un appui, il se montre aujourd’hui d’un bien piètre recours, le présent est encore bien chaotique et le futur guère plus lisible. Où le monde, la vie, les hommes vont-ils désormais poser leurs pas ? Vers quel avenir, vers quelles espérances ? Qu’importe ? conclut Alice dans un grand éclat de rire tandis que nous partageons un modeste Riesling Riquewihr de leur collection : il faut se libérer de l’étreinte possessive des habitudes. Il faut aller de l’avant !

Alice est une virtuose de la "résilience" chère à Boris Cyrulnik, toujours prête à rebondir pour aller vérifier si l’herbe ne serait pas plus verte de l’autre côté de la colline, et je crois qu’elle a inventé ce leitmotiv lors de notre première rencontre dans les locaux un peu vétustes à l’époque de l’Alliance Française à Lérida alors que les goudronneurs remplaçaient les pavés libertaires lancés sur les compagnies républicaines de sécurité de l’ordre établi. Depuis, l’un et l’autre ont toujours su, contre vents et marées sans doute, y demeurer fidèles et rester libres. Libres de tout carriérisme parisien au point de négliger nominations honorifiques ou sinécures casanières, elle comme professeure de français et lui comme archéologue et fouilleur invétéré de civilisations anciennes. Libres par les affectations qu’ils s’octroyaient eux-mêmes entre l’Afghanistan et le Paraguay, la Mongolie et le Liban, la Patagonie et l’Afrique du Sud ou l’Australie. Libres également d’entraves sociales obligées telles qu’une famille qu’ils renoncèrent à fonder pour vivre pleinement leurs itinérances.

Jusqu’au jour où, l’âge venant avec ses séquelles, ils ressentirent de la lassitude à baguenauder ainsi par monts et par vaux et, soucieux soudain d’une parentèle trop longtemps ignorée, ils décidèrent d’établir leur dieux lares à proximité des corons des vieux parents d’Alice. Mais les démons du vagabondage continuaient à titiller leurs mollets et ils investirent dans des périples à travers l’hexagone pour retrouver leurs vieilles connaissances et autres amitiés délaissées.

Je les ai parfois enviés, les soirs de vague à l’âme, pour les paysages sauvages, somptueux ou pittoresques que je n’admirerai jamais, pour les musiques insolites et inconnues que je ne partagerai pas ou pour les rencontres originales que je ne croiserai plus. Mais peut-on jamais tout voir ou tout entendre et ma vie en a-t-elle été moins pleine ? (Odyssée, Homère, traduction de Philippe Jaccottet, éditions la Découverte)

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Commentaires
L
Nostalgie, quand tu nous prends... Ah les vieilles amitiés, les souvenirs qui affluent... Mais surtout la fidélité, cette compagne indispensable à notre équilibre.
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C
Une belle vie ,une autre vie que celle que je me suis choisie ,ancrée dans ma campagne .<br /> <br /> heureuse de vous lire
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M
Je ne les envie pas.
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L
J'ai franchi le Rubicon, foulé le pont D'Arcole, Je me suis recueilli sur la tombe présumée de Dante, soupé à Gênes à la table préférée de l'Amiral Nelson, ça me suffit.
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