Chlorophyllien.
C’est bien connu et les mois passés l’ont démontré : le citadin a besoin de verdure. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui incite de plus en plus les startups écologiques à installer des potagers sur le toit des immeubles, dans les cours des écoles et dans les squares des quartiers bobos. On trouve même dans certaines grandes cités à prétentions, de longues "coulées vertes" jadis réservées aux trains de la Société Nationale des Chemins des Fer et aujourd’hui attribuées aux cyclistes, aux coureurs à pied et aux familles nombreuses. Pendant dix mille ans et comme dit Loulou le filou, Sapiens construisit ses villes à la campagne ; aujourd’hui il emménage la campagne à la ville. Qui a dit que la tradition est immuable ?
En réalité, la chose est plus complexe. La plupart du temps, la femme préfère le sable des plages où elle étale sa longue serviette de bain aux couleurs vintage, s’enduit le corps d’une épaisse couche de crème dans l’espoir de parer aux rayons du soleil et attend benoîtement le soir en feuilletant mollement les magazines de mode à la recherche des derniers conseils pour s’habiller le moins possible, pour séduire le serveur si mignon de la guinguette populaire du village et les prévisions hautement scientifiques de son horoscope préféré, on ne sait jamais ce qu’il adviendra demain ! L’homme, dont l’appétence chlorophyllienne remonte à la nuit des temps, porte plutôt son choix sur la verdure.
Il n’était encore qu’un vulgaire australopithèque mais pour échapper aux lions, aux tigres et aux éléphants, il était obligé de se réfugier au milieu du feuillage vert des albizzias et des baobabs. Lorsqu’il en descendit pour gambader dans la savane et devenir un être humain, il conserva, rivé à l’âme, le souvenir de ce paradis terrestre jusqu’au jour où il découvrit un magnifique courtil blotti au fond d’une vallée perdue au cœur des Monts. Ève, sa compagne, ne connaissait pas encore les plaisirs du bronzage et partageait gaiement avec lui les saines joies des courses folles dans les hautes herbes, la chasse aux papillons de collection et les siestes crapuleuses à l’ombre des pommiers. C’est ainsi qu’elle découvrit un jour une Coquerelle tombée de sa branche, à moins que ce ne fut une Rouge Duret ou encore une Germaine. Instinctivement, comme elle le faisait pour les fraises des bois, les myrtilles et les framboises macro, elle mordit hardiment dedans. On sait ce qu’il en advint. Chantal Thomass n’ayant pas encore inventé son ravissant "string", Ève fut donc obligée de se contenter d’une feuille de vigne sauvage. Et commença dès lors pour fournir les grandes maisons de couture parisiennes, l’élevage des Chablis, des Montrachet et autres Clos St Denis si appréciés en nos temps covidesques.
L’homme, quant à lui, fort marri, décida de tondre les pelouses autour de sa grotte à hauteur de cheville afin de bien dégager le paysage et d’éviter ainsi que la tragédie biblique ne se renouvelle. Il peine depuis à entretenir son jardin. Car, pour qu’il demeure bien vert comme aux premiers temps, la pluie est indispensable. Et c’est une course permanente entre déluges et sécheresse, ondées et canicule, giboulées et ciel bleu. Ève a troqué sa feuille de vigne pour l’estivale robe "vichy" et ajoute parfois un bijou, un collier, une bague, rarement une couronne. L’homme, lui, coiffe son chapeau de paille et arpente les magasins de jardinage à la recherche de la tondeuse automatique qui lui permettra de s’allonger paresseusement dans son transat pour regarder l’herbe pousser.
Mais la nostalgie du passé le taraude toujours. C’est pourquoi, après avoir remisé sa machine sous son appentis, il boit un verre de vin pour oublier qu’il devra recommencer la semaine suivante et sans doute, la semaine d’après. On voit par-là combien manger des pommes peut se révéler lourd de conséquences ! Mais comme dit le proverbe bantou bien connu : mieux vaut pour l’homme boiter de la jambe droite que voir sa veuve danser dans la clairière.