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Chroniques d'un vieux bougon
19 avril 2022

Tous unis vers le progrès.

unis_progres

Il vit depuis toujours dans ce petit village d’une trentaine de foyers établi au pied de la montagne. Son père, forgeron de son état, lui a enseigné l’art de fondre le cuivre et de battre le fer mais lui préfère traquer le gibier avec son arc de bois d’if et ses flèches aux pointes de silex. Or le chef du village s’en vient à mourir et, comme souvent hélas, son décès laisse libre cours à la zizanie. L’un lorgne sur le potager de son voisin où les oignons et les raves lui paraissent plus gros que les siens. Un autre prétend s’attribuer l’accorte fille de la couturière encore célibataire alors qu’elle pourrait lui donner de nombreux et beaux enfants. Un troisième s’en prend au cochon de la veuve sous le prétexte qu’il baguenaude jusque devant sa hutte. Devant l’urgence de désigner un nouveau chef, le Conseil des Anciens se réunit le soir de la pleine lune et décide de faire appel aux candidatures.

Habile chasseur, notre jeune ami qui jouit déjà d’une belle réputation affiche derechef ses prétentions. Il décidera certes avec la même sagesse que le regretté défunt mais il lui semble de la plus haute importance de réformer en profondeur nombre de vieilles habitudes devenues obsolètes sinon même coûteuses. Ainsi, il prévoit de réduire les avantages accordés aux vieux et aux malades qui deviennent de plus en plus nombreux et obèrent gravement les maigres ressources collectives, d’édifier une enceinte de protection autour du village pour le protéger des incursions des bêtes sauvages, des vagabonds et des rôdeurs et affectera d’office à l’entretien du chemin conduisant à la vallée tous ceux qui s’adonnent à l’oisiveté la mère de tous les vices.

Horrifiées par un tel programme, les familles les plus pauvres incitent alors l’un des leurs à postuler. Celui-ci, un grand gaillard aux muscles de bûcheron et au doux regard de rêveur impénitent, affirme bien entendu partager avec son concurrent un grand souci de justice et promet, pour mieux y parvenir, une distribution pour tous d’un minimum de nourriture et de bois de chauffage, une augmentation notable de la contribution à la vie du groupe des familles les plus prospères et un remembrement de l’espace attribué aux pâtures de manière à attribuer la même surface à chaque foyer en fonction de sa composition. Et pour conclure sa harangue, il appelle à unir toutes les bonnes volontés pour faire avancer le progrès dans la meilleure direction.

Notre chasseur impénitent rencontre au début une réelle audience confortée par ailleurs par sa belle prestance avec son pagne en peau de chèvre à la ceinture en cuir de sanglier, son pantalon en peau de bouc, son long manteau en peau de chamois, ses mocassins de peau de cerf et à semelles de peau d’ours brun et son bonnet de fourrure. Il apparaît d’emblée évident à chacun qu’il sera le nouveau résident de la Grande Hutte Centrale. Mais on crie bientôt à la concurrence déloyale face à son rival de fort plus modeste apparence. Sa renommée s’effrite peu à peu. Craignant d’être entraînés dans sa disgrâce, ses soutiens l’abandonnent les uns après les autres. Après d’âpres délibérations et afin de respecter le suffrage populaire, le Conseil des Anciens nomme, à l’unanimité comme il se doit, le candidat des indigents au titre de successeur du regretté chef disparu.

Après plusieurs jours de liesses, la paix peut enfin revenir au village mais déçu sinon humilié d’avoir été rejeté, le fils du forgeron s’arme de son arc et de ses flèches, d’une hache de cuivre au manche de bois d’if, d’un couteau de frêne à lame de silex, d’un étui d’écorce de bouleau rempli de charbon de bois et d’un petit sac de cuir pour l’amadou et l’éclat de pyrite et s’élance vers la forêt qu’il connaît bien. Désespérée, sa première épouse le supplie. « Ne pars pas, Ötzi ! Ce n’est pas grave si tu n’es pas chef ! » Mais Ötzi atteint bientôt la montagne où règne la glace éternelle et disparaît de l’autre côté de l’horizon. On ne le reverra que 5000 ans plus tard. (Otzi, la mémoire des glaciers, Françoise Rey, éd. Glénat-livres)

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L
On n'est pas sorti de la hutte, ou de l'auberge.
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