Pâte à papier littéraire.
Pas le moindre filet d’air pour faire danser les feuilles des noisetiers ou frémir les hautes herbes. Le ciel lui-même semble immobile avec sa grande ourse plantée juste au-dessus de ma tête comme un panneau de signalisation, Sirius, à sa gauche, qui décline doucement vers l’horizon et la lune, à droite, que l'ombre commence à rogner. Mais je connais mon courtil mieux que le fond de ma poche, chaque buisson, chaque tronc, chaque baliveau, chaque parterre, et la seule lueur des étoiles me suffit pour m’y guider et rejoindre ma terrasse et mon fauteuil avec la satisfaction du devoir accompli. Car le but de ma visite nocturne était de rassurer mes arbres et leur promettre, la main sur le cœur, de ne les couper jamais pour en faire de la pâte à papier et soutenir ainsi l'incontournable logorrhée qui s’abat en ce moment sur notre glorieux univers germanopratin hexagonal.
Comme chaque année, en effet, c’est un véritable raz de marée qui déferle sur votre librairie préférée ! Ses murs toujours trop étroits peinent à trouver la place où étaler les chartils d’ouvrages envoyés par les éditeurs. Les couvertures criardes s’additionnent en piles himalayennes. Le titre disparaît presque sous le nom de l’auteur qui occupe la moitié de la couverture. Vous avez vibré avec ses précédents romans, votre cœur palpitera à la lecture de ce récit grandiose qui révolutionnera votre perception de la société et de l’univers tout entier. Et tant pis pour les fragiles de l’aorte, les préposés à l’artériosclérose et les cardiopathes vasculaires à répétition ! Achetez-moi, vous en aurez pour votre argent !
Pour les maisons qui se prétendent sérieuses, les bandeaux avec photo incluse ne dévorent que la moitié basse de l’espace. Au-dessus et à l’encre rouge ou noire sur fond beige, se positionnent en toute fausse modestie le nom du "créateur" et le titre aux termes à la fois accrocheurs et littéraires. Ah, j’avais bien aimé son roman, il y a cinq ans ! C’est quoi cette année ? Et vous retournez le maigre "opus", comme ils disent, d’un geste mécanique. La quatrième y vante les belles qualités de l’écriture, l’ampleur de la pensée et la subtilité de l’histoire aussi famélique soit-elle. Par le truchement d’un héros à votre image, vous pénètrerez dans l’univers de l’écrivain, son enfance évidemment malheureuse, son adolescence chaotique, ses rencontres laborieuses avec les autres sexes. En un mot, vous plongerez, ébloui, dans l’abyssale profondeur de son surmoi nombrilistique.
Pour les abonnés de septembre qui ont assuré leurs deux cents pages contractuelles, rien toutefois à signaler ; les tirages atteindront sans aucun doute les sommets habituels. Peut-être même l’une d’elle décrochera-t-elle son fameux pneu qui décuplera les ventes. Pour d’autres, moins chanceux ou moins célébrés par les critiques et les services de presse, s’insinuera hélas la conviction que les lecteurs, décidément ignorants et incultes, se sont détournés une fois de plus de leur immortel chef-d’œuvre. Quant aux Laurent Gaudé, Olivier Adam, Alain Mabanckou ou Virginie Despentes, les plateaux médiatiques se feront une joie de les accueillir, ils contribuent si bien à en rehausser le niveau.
Peu de poètes, en revanche. Où insérer en effet, au milieu de cet innombrable fatras, Le muguet rouge de Christian Bobin* ? Où trouver un emplacement pour Juste après la pluie de Thomas Vinau*, l’homme qui écrit avant même d’ouvrir ses volets et depuis si longtemps disparu des vitrines ? Et comment André Duprat, si proche de l’étang de son enfance, pourrait-il s’extirper jamais des berges de la confidentialité ? Mais qu’importe, en définitive ! Le chatoiement des roses dans le soleil du matin ne compte-t-il pas au moins autant que toute la littérature réunie ? (*Le muguet rouge, Christian Bobin, Gallimard /*Juste après la pluie, Thomas Vinau, Alma éditeur /*L’étang unique, André Duprat, éditions Apeiron.)