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Chroniques d'un vieux bougon
12 janvier 2024

Livres. Raviver l'esprit.

fran_ois_jullien

Les fêtes sont passées, les sapins sont descendus sur le trottoir ou déposés à la déchetterie et les fameux Melchior, Gaspar et Balthazar célébrés à coup de frangipane parisienne ou, plus rarement hélas, de vraie brioche des Rois si goûtue et si riche en arômes et en fruits confits. Les enfants qui ont croqué la fève en porcelaine et coiffé la couronne de carton doré sont presque aussi nombreux que ceux qui ont découvert dans leur sabot le dernier smartphone à la mode ; ils pourront, enfin, jouer aux adultes. Ne les y voient-ils pas perpétuellement plongés de peur de "passer à côté" de quelque message sans intérêt, de vidéos aux prétentions humoristiques ou d’informations définitivement inutiles venues du bout du monde ? Ils pourront désormais ignorer leurs sollicitations autant que leurs parents ignorent leur présence. « L’exagération de tous les moyens de communication soumet l’esprit à une agitation et une nervosité généralisée », écrivait déjà Paul Valéry* en 1939.

Se rengorgerait-il aujourd’hui d’avoir eu raison avant tout le monde ou serait-il abattu par un terrible AVC au spectacle des innombrables zombies déambulant par les rues écouteurs dans les oreilles et totalement absents à leur entourage ? Certes, l’affaire n’est pas nouvelle. L’arrivée de la télévision déclencha en son temps de semblables inquiétudes. Günter Anders* ne prévoyait-il pas que chaque foyer n’aurait plus désormais d’autre préoccupation que de contenir le déferlement du monde extérieur au cœur même de l’intimité familiale ? Mais les conséquences de cette nouvelle addiction semblent aujourd’hui déborder, et de loin, les précédentes au point que cette pixellisation à outrance de nos existences risque de nous conduire tout droit vers une triste "légumisation".  Ce pléonasme hardi n’est certes guère engageant ; il sonne mal aux oreilles comme à l’entendement et heurterait le goût musical le moins élaboré mais il renvoie immédiatement à la vision désolante des poireaux, choux pommés et autres brocolis frappés par le gel et décrit ainsi trop bien ce qui nous menace. Dans un monde saturé d’écrans toujours plus fascinants et rythmé par des clics devenus compulsifs, l’esprit ne produira bientôt plus que de la bouillie indigeste.  Au risque de se liquéfier demain face à cette scintillation échevelée des sollicitations.

C’est ce que craint le philosophe François Jullien. Comme tous les acteurs de la filière du livre, il constate le déclin de la littérature. Les jeunes fréquentent encore les médiathèques, cet intitulé à lui seul montre déjà que celui de bibliothèque n’attire plus guère. Ils parcourent encore les extraits de livres prescrits comme par ordonnance par leurs professeurs de français.  Mais passé, et obtenu pour 95% d’entre eux, le baccalauréat, ils rangent les Flaubert, Victor Hugo et autres Mauriac et Philippe Sollers dans des malles remisées au grenier. La presse écrite elle-même ne survivrait pas sans les apports réguliers et à fonds perdus de milliardaires en mal d’influence et de notoriété.

En un mot, ils se rabattent, comme on rabat un troupeau de moutons vers sa bergerie, sur des distractions "en ligne" autrement plus attrayantes que d’inertes feuilles de papier fussent-elles imprimées. L’attention et le raisonnement s’étriquent peu à peu et se resserrent, comme s’étrangle un liquide que l’on verse dans un entonnoir, avant de s’engouffrer d’un même pas d’automate dans les chemins tout tracés de la facilité et de la complaisance. Là où la hauteur d’esprit n’est plus guère qu’un maigre nuage d’été caniculaire que la sécheresse environnante va définitivement stériliser.

À moins que de nouvelles technologies ne le libèrent de ces carcans délétères qui l’emprisonnent et ne lui rouvrent les espaces infinis de l’imagination et de la créativité ! Sait-on jamais ? On dit de plus en plus qu’il faut se rebeller contre l’actuelle vague de noirceur qui s’insinue jusque dans les rouages les plus secrets de nos vies et demeurer positif. Alors, positivons !

(*Philosophie de la danse, Paul Valéry, éditions Allia / *L’obsolescence de l’homme, Günter Anders, éditions de l’Encyclopédie des nuisances / La Vie spectrale, Éric Sadin, éditions Grasset / Raviver l’esprit du monde, François Jullien, éditions de L’Observatoire / Remerciements à Etienne Klein pour son éditorial paru dans l’Express du 30 novembre 2023 qui a, involontairement, inspiré ce charabia maladroit.)

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Commentaires
L
L'avenir est semé d'électronique. Ceci dit, ici c'est plutôt la brioche aux fruits confits et parfumée à la fleur d'oranger. Mais on ne crache pas sur la frangipane.
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L
Cher Vieux Bougon, ce constat, nombreux sonr ceux qui l'ont déjà établi, à commencer par Niestzche. La perte de notre faculté de penser va de pair avec la perte de conscience, non seulement d'autrui mais aussi de nos environnements. Et ma foi, je ne vois pas de changement à l'horizon hormis celui climatique. M'enfin !<br /> <br /> Un ouvrage intéressant pour comprendre la colère des agriculteurs et pour saluer le courage de la journaliste "Mangez les riches". A + ☃️
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